Postface d’une nouvelle traduction vietnamienne

“Postface” inédite en français de la traduction de
La Pensée économique depuis Keynes –
Historique et dictionnaire des principaux auteurs
,
parue en 2008 chez Tri Thuc, Hanoï

Pour la traduction en vietnamien de La Pensée économique depuis Keynes – Historique et dictionnaire des principaux auteurs, ouvrage écrit en collaboration avec Gilles Dostaler, nous ont été demandées une préface et une postface. La préface, rédigée par Gilles Dostaler, esquisse un bilan des derniers développements de la pensée en économie et offre une réflexion sur les résurgences libérales et l’importance des apports de Keynes. La postface que j’ai rédigée et dont on peut lire le texte ci-dessous, porte sur le fossé qui se creuse entre la masse des travaux réalisés dans le cadre de ce qui s’affiche comme la « science économique » et les problèmes, les urgences et les enjeux majeurs de notre temps.


Postface

«Le monde se trouve aujourd'hui dans une impatience extraordinaire d'un diagnostic mieux fondé», écrivait John Maynard Keynes en conclusion de la Théorie générale(1) . Ce propos est particulièrement pertinent en ce début de XXIe siècle : car nous nous sommes engagés dans une brutale mutation planétaire, qui n’a aucun précédent dans l’histoire des sociétés.
Il a fallu des millénaires aux humains pour construire leur compréhension du monde et leur conscience d’eux-mêmes, leurs langages et leurs pensées, leurs valeurs et leurs interdits, garants notamment d’une vie en concordance durable avec les ressources disponibles. Au cours des derniers siècles, les populations ont fortement augmenté, mais beaucoup moins que les capacités de connaissance, de déplacement, de production et de destruction ; et bien moins que les « besoins marchands », dont la satisfaction passe par l ‘achat de marchandises et qui sont portés par une nouvelle catégorie humaine, en forte croissance elle aussi : les détenteurs de pouvoir d’achat. Les rapports marchands se sont imposés et, avec eux, la dépendance à l’égard de l’argent.
Aujourd’hui, la non-satisfaction de besoins fondamentaux pour des multitudes coexiste avec l’incessant déferlement à travers le monde de vagues de besoins marchands nouveaux. Les pays riches cherchent à sauvegarder leur rang face à la montée des pays dits “émergents”, d’Asie notamment. La prolifération des armes, des consommations marchandes et des gaspillages aggrave l’épuisement de ressources essentielles, la dégradation de l’environnement, les perturbations des climats et les atteintes au Vivant. Nous sommes pris dans une puissante et périlleuse évolution qui met en jeu le devenir des sociétés, de l’humain, de l’humanisme et de la planète.
Face à cela, l’essentiel des travaux en économie ne s’inscrit pas dans un effort collectif qui viserait à contribuer au travail de diagnostic et de proposition de remèdes. En partie parce que, comme le souligne Gilles Dostaler dans la préface de cet ouvrage, « une bonne partie de la théorie économique actuelle ressemble plus à de la mathématique appliquée qu’à une réflexion sur la réalité humaine et sociale ». En partie parce que bien rares sont les économistes animés dans leur travail par une motivation morale, politique ou tout simplement humaine.
Dans sa très grande majorité, l’économie universitaire s’autoproclame «science économique» et se pare d’une scientificité dont la sophistication formalisée serait la marque : parmi bien d’autres, Herbert Simon s'en était indigné à propos de la microéconomie: "Je pense que les manuels sont un scandale. Je pense qu'exposer de jeunes esprits impressionnables à cet exercice scolastique, comme s'il disait quelque chose à propos du monde réel, est un scandale" ; et il insistait : "]e ne connais aucune autre science ayant vocation à parler de phénomènes du monde réel, où sont régulièrement formulés des énoncés qui sont manifestement contraires aux faits"(2) .
Bien sûr, des masses de travaux descriptifs, empiriques ou appliqués sont produits dans l’université ou sur ses marges, dans les entreprises, les banques, les institutions financières, les organisations professionnelles, les agences gouvernementales, les organismes internationaux, les organes de presse ou le mouvement associatif et non gouvernemental. Mais une trop faible part vise à contribuer à ce « diagnostic mieux fondé », dont notre monde a tant besoin : un diagnostic auquel les meilleurs de toutes les disciplines devraient avoir à cœur de travailler.
Est-il nécessaire de rappeler que pendant plus de deux siècles, la plupart des travaux d’économie politique n’ignoraient ni la dimension morale, ni l’histoire ni les autres disciplines traitant de l’homme et de la société ? Peut-on, pour prendre la mesure de l’affaissement de la dimension éthique, rappeler ici les propos que tenait en 1885, dans l'Europe triomphante confrontée à la question sociale, le grand économiste britannique Alfred Marshall : lors de sa Leçon inaugurale à l'Université de Cambridge, il décrivait ainsi son ambition de professeur: "faire tout ce qui [...] est possible [...], pour augmenter le nombre de ceux que Cambridge, la noble mère des hommes forts, envoie dans le monde avec la tête froide mais le coeur battant, désireux de donner au moins une parcelle du meilleur d'eux-mêmes pour affronter les souffrances sociales qui les entourent ; résolus à ne pas trouver le repos tant qu'ils n'auront pas fait tout ce dont ils sont capables pour découvrir jusqu'à quel point il est possible d'offrir à tous les moyens matériels d'une vie noble et raffinée" (3).
Quarante-six ans plus tard, en 1931, alors que la grande crise entraînait des ravages sociaux de plus en plus difficiles à endiguer, Keynes soulignait, en introduction à ses Essais de persuasion, qu'ils avaient été écrits en vue "d'infléchir à temps le cours des évènements" et de dégager les solutions aux problèmes "du besoin et de la pauvreté" et de la "lutte économique entre classes et entre nations" (4).
On voit combien ont été déterminants, dans l’orientation des travaux de ces deux auteurs, leurs choix éthiques et leurs soucis d’établir des diagnostics et de proposer des remèdes pour des maux affectant leurs sociétés. Ne devons-nous pas retrouver leur inspiration face aux problèmes de nos sociétés et de notre monde ?
Aujourd’hui, en épurant à l’extrême pour dégager l’essentiel, nous sommes confrontés à deux maux majeurs :
1). Des pauvretés affectant une part importante de la population mondiale et indissociables de l’accentuation des inégalités dans le monde comme dans la plupart des sociétés.
2). Les atteintes de plus en plus graves que les sociétés humaines à haut niveau de consommation causent à la Terre, au Vivant et aux ressources nécessaires à tous.
Pour comprendre les sources de ces maux, et pour en rechercher les remèdes, il est nécessaire d’analyser les logiques et les dynamiques de la principale force transformatrice de notre temps : le capitalisme – un objet d’étude que beaucoup d’abstractions théoriques ignorent totalement et que d’autres réduisent à un jeu de marché, ce qui le vide de sa substance.
Dans mon Histoire du capitalisme, publiée en 1981, remise à jour une nouvelle fois en 2000 et aujourd’hui traduite en vietnamien (5), je montre comment les capitalismes nationaux se sont mis en place et développés en liaison avec « leurs » Etats, comment ils ont débordé sur l’international et investi le mondial, comment ils ont suscité de radicaux changements de vie liés à l’augmentation de la consommation marchande ; et finalement, comment ils sont devenus des composantes majeures de la reproduction des sociétés à haut niveau de pouvoir d’achat et comment ils ont entraîné à la fois de profondes transformations sociales, la multiplication des rapports de domination et d’interdépendance dans le monde et d’excessifs prélèvements et rejets qui portent atteinte aux équilibres de la Terre.
Dans Le Basculement du monde (6), publié en 1997 et 2000, j’ai tenté de construire une analyse des combinaisons – nationales, internationales et mondiales – des problèmes auxquels nous sommes confrontés. J’ai conservé l’approche historique, indispensable selon moi pour l’étude de toute réalité économique et sociale ; j’ai cherché à rendre compte de la complexité, notamment en prenant en compte les processus de reproduction :
- reproduction de la Terre, qui a porté l’apparition du Vivant puis, en son sein, des Humains ;
- reproduction de l’Humanité, à travers celle des sociétés humaines, chacune s’adaptant à la contrée où elle trouvait les ressources nécessaires à sa vie ;
- reproduction du capitalisme, issu de la longue évolution des échanges marchands et des systèmes de marché, qui a maintenant pris le pas sur eux et qui est devenu un facteur essentiel de la reproduction des sociétés à haut niveau de consommation.
Sur ces bases, je propose, avec l’hypothèse du « conflit des reproductions », une clé pour l’analyse du piège historique dans lequel l’Humanité est en train de s’enfermer :
- le haut niveau de consommation du monde riche et l’opulence dont jouissent les minorités privilégiées de nombreux pays ont commencé à entamer sérieusement les ressources de la Terre et à porter atteinte à ses équilibres essentiels ;
- pour rattraper leurs « retards » et faire reculer la pauvreté en leur sein, beaucoup de sociétés tendent à adopter le capitalisme pour dynamiser leur propre reproduction ;
- mais partout le capitalisme recrée de nouvelles pauvretés et incite à consommer toujours plus – la multiplication des besoins et la croissance des consommations, dans des zones de plus en plus larges du monde, menacent de plus en plus la reproduction de la Terre et du Vivant, donc celle des sociétés humaines et de l’Humanité.
Je ne prétends évidemment pas que cette ligne d’analyse soit la seule qui vaille. Je l ‘ai esquissée ici pour illustrer les conditions auxquelles, dans le monde actuel, un économiste peut s’efforcer de suivre les exemples évoqués plus haut de Marshall et de Keynes :
- comme eux, axer son travail (d’enseignement, d’étude, de recherche) en fonction de valeurs, donc d’un choix éthique ;
- comme eux, chercher à analyser les maux majeurs de la période pour indiquer des moyens d’y remédier ;
- comme ils le faisaient plus ou moins implicitement, enrichir l’approche économique en puisant dans les ressources qu’offrent les autres disciplines, notamment l’histoire, la sociologie, la science politique ;
- plus largement, et compte tenu de la parcellisation du savoir, apprendre à travailler sur la complexité et à le faire en collaboration avec les tenants de toutes les disciplines concernées par l’objet du travail ;
- enfin, toujours dans le souci de réussir à prendre en compte la complexité, refuser les simplifications trompeuses : voir la Terre dans sa globalité et dans la diversité de ses éco-systèmes et l’Humanité dans son unité et dans la diversité des sociétés humaines ; et donc rechercher des solutions au « conflit des reproductions », la fois avec le souci de la totalité et en pensant la pluralité des cheminements.
Très concrètement, il est évident que ne peut être viable un système impliquant une consommation sans cesse croissante pour 7, 8 ou 9 milliards d’humains. Il faut donc, comme le préconisait déjà en 1848 John Stuart Mill, tendre – par exemple pour la fin du XXIe siècle – vers une nouvelle étape du progrès humain : « l' état stationnaire », fondé disait-il déjà alors, sur une "meilleure distribution des richesses", sur un "système d'éducation favorable à l'égalité des fortunes" et sur la "prudence et la frugalité des individus" (7).
Mais il est tout aussi évident, compte tenu des inégalités mondiales qu’il serait inique de chercher aujourd’hui à imposer à tous les pays les mêmes efforts. Ainsi, les sociétés à haut niveau de consommation devraient s’engager résolument dans la voie des technologies et énergies non dangereuses pour notre planète et inventer une « frugalité post-moderne » pour sortir de l’enfermement absurde du « vivre pour consommer ». Les sociétés émergentes, les plus dynamiques et les plus inventives de la période, devraient, non seulement chercher à rattraper mais à prendre de l’avance, en inventant, non seulement des technologies et énergies, mais aussi des agricultures, des urbanismes, des modes de transport et de communication, non dangereux pour la Terre et le Vivant. Quant aux sociétés engluées dans le dénuement, elles devraient participer à ces dynamiques tout en recevant, chaque fois que nécessaire, le soutien des autres. Toutes, bien sûr, devraient réduire les inégalités en leur sein et, dans le cadre d’accords régionaux de paix, réduire drastiquement leurs dépenses d’armement.
Au total il est urgent que se rassemblent et coopèrent tous ceux qui travaillent à faire progresser en ce sens la connaissance du réel. Une des modalités possibles serait de constituer, au sein de la profession et de la discipline de l’économie, un pôle fédérateur voué à la connaissance des économies contemporaines et porté par l'ambition de contribuer à la formulation "d'un diagnostic mieux fondé". Un pôle qui, face à une « science économique » qui s'enlise dans le formalisme et la scolastique, favoriserait le nécessaire renouveau de l'économie politique et contribuerait à son enrichissement : tant du fait des synergies suscitées entre les écoles et les équipes engagées dans cet effort, que par l'ouverture sur les dimensions historiques, sociales, morales et environnementales.
Une économie politique qui, se démarquant de l'arrogance et des tendances impériales de la science économique, pourrait redevenir, pour reprendre la jolie formule que Dominique Lecourt a utilisée pour la médecine, un «art au carrefour de plusieurs sciences» (8).

1 .The General Theory of Employment, Interest and Money, Londres, Macmillan, 1936 ; trad. fr., Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1942, éd. 1949, p. 396.
2. "The Failure of Armchair Economics", Challenge, novembre-décembre 1986, p. 23.
3. «The present position of economics», leçon inaugurale prononcée le 24 février 1885, in Memorials of Alfred Marshall, édité par A. C. Pigou, Londres, Macmillan, 1925, 152-74 ; traduit par B. Gerbier in Economie appliquée, Archives de l'ISMEA- Institut de sciences mathématiques et économiques appliquées, tome 18, 1990, n° 1, p. 9-10.
4. Essays in Persuasion, Londres, Rupert Hart-Davis, 1931; trad. fr., Essais de persuasion, Paris, Gallimard, 1933; trad. partielle, Essais sur la monnaie et l'économie. Les cris de Cassandre, Paris, Payot, 1972, éd. 1978, p. 11 et 12.
5. Seuil, Paris, 1981 et 2000. Traduit en vietnamien, Thé GiôI, 2002.
6. La Découverte, Paris, 1997 et 2000. Traduit en coréen, Hanul Publ, Séoul, 2000 et en japonais, Fujiwara Shoten, Tokyo, 2002.
7. Principles of Political Economy, With some of their Applications to Social Philosophy, Londres, 1848 ; trad. fr. de la 7ème éd., Principes d'économie politique, Avec quelques-unes de leurs applications à l'économie sociale, Paris, Guillaumin, 2 vol. 1873, vol. 2 p. 306.
8. Contre la peur, Paris, Hachette, 1990, p. 33.


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