«Le monde
se trouve aujourd'hui dans une impatience extraordinaire
d'un diagnostic mieux fondé», écrivait
John Maynard Keynes en conclusion de la Théorie
générale(1)
. Ce propos est particulièrement pertinent en ce
début de XXIe siècle : car nous nous sommes
engagés dans une brutale mutation planétaire,
qui n’a aucun précédent dans l’histoire
des sociétés.
Il a fallu des millénaires aux humains pour construire
leur compréhension du monde et leur conscience d’eux-mêmes,
leurs langages et leurs pensées, leurs valeurs et
leurs interdits, garants notamment d’une vie en concordance
durable avec les ressources disponibles. Au cours des derniers
siècles, les populations ont fortement augmenté,
mais beaucoup moins que les capacités de connaissance,
de déplacement, de production et de destruction ;
et bien moins que les « besoins marchands »,
dont la satisfaction passe par l ‘achat de marchandises
et qui sont portés par une nouvelle catégorie
humaine, en forte croissance elle aussi : les détenteurs
de pouvoir d’achat. Les rapports marchands se sont
imposés et, avec eux, la dépendance à
l’égard de l’argent.
Aujourd’hui, la non-satisfaction de besoins fondamentaux
pour des multitudes coexiste avec l’incessant déferlement
à travers le monde de vagues de besoins marchands
nouveaux. Les pays riches cherchent à sauvegarder
leur rang face à la montée des pays dits “émergents”,
d’Asie notamment. La prolifération des armes,
des consommations marchandes et des gaspillages aggrave
l’épuisement de ressources essentielles, la
dégradation de l’environnement, les perturbations
des climats et les atteintes au Vivant. Nous sommes pris
dans une puissante et périlleuse évolution
qui met en jeu le devenir des sociétés, de
l’humain, de l’humanisme et de la planète.
Face à cela, l’essentiel des travaux en économie
ne s’inscrit pas dans un effort collectif qui viserait
à contribuer au travail de diagnostic et de proposition
de remèdes. En partie parce que, comme le souligne
Gilles Dostaler dans la préface de cet ouvrage, «
une bonne partie de la théorie économique
actuelle ressemble plus à de la mathématique
appliquée qu’à une réflexion
sur la réalité humaine et sociale ».
En partie parce que bien rares sont les économistes
animés dans leur travail par une motivation morale,
politique ou tout simplement humaine.
Dans sa très grande majorité, l’économie
universitaire s’autoproclame «science économique»
et se pare d’une scientificité dont la sophistication
formalisée serait la marque : parmi bien d’autres,
Herbert Simon s'en était indigné à
propos de la microéconomie: "Je pense que les
manuels sont un scandale. Je pense qu'exposer de jeunes
esprits impressionnables à cet exercice scolastique,
comme s'il disait quelque chose à propos du monde
réel, est un scandale" ; et il insistait : "]e
ne connais aucune autre science ayant vocation à
parler de phénomènes du monde réel,
où sont régulièrement formulés
des énoncés qui sont manifestement contraires
aux faits"(2) .
Bien sûr, des masses de travaux descriptifs, empiriques
ou appliqués sont produits dans l’université
ou sur ses marges, dans les entreprises, les banques, les
institutions financières, les organisations professionnelles,
les agences gouvernementales, les organismes internationaux,
les organes de presse ou le mouvement associatif et non
gouvernemental. Mais une trop faible part vise à
contribuer à ce « diagnostic mieux fondé
», dont notre monde a tant besoin : un diagnostic
auquel les meilleurs de toutes les disciplines devraient
avoir à cœur de travailler.
Est-il nécessaire de rappeler que pendant plus de
deux siècles, la plupart des travaux d’économie
politique n’ignoraient ni la dimension morale, ni
l’histoire ni les autres disciplines traitant de l’homme
et de la société ? Peut-on, pour prendre la
mesure de l’affaissement de la dimension éthique,
rappeler ici les propos que tenait en 1885, dans l'Europe
triomphante confrontée à la question sociale,
le grand économiste britannique Alfred Marshall :
lors de sa Leçon inaugurale à l'Université
de Cambridge, il décrivait ainsi son ambition de
professeur: "faire tout ce qui [...] est possible [...],
pour augmenter le nombre de ceux que Cambridge, la noble
mère des hommes forts, envoie dans le monde avec
la tête froide mais le coeur battant, désireux
de donner au moins une parcelle du meilleur d'eux-mêmes
pour affronter les souffrances sociales qui les entourent
; résolus à ne pas trouver le repos tant qu'ils
n'auront pas fait tout ce dont ils sont capables pour découvrir
jusqu'à quel point il est possible d'offrir à
tous les moyens matériels d'une vie noble et raffinée"
(3).
Quarante-six ans plus tard, en 1931, alors que la grande
crise entraînait des ravages sociaux de plus en plus
difficiles à endiguer, Keynes soulignait, en introduction
à ses Essais de persuasion, qu'ils avaient
été écrits en vue "d'infléchir
à temps le cours des évènements"
et de dégager les solutions aux problèmes
"du besoin et de la pauvreté" et de la
"lutte économique entre classes et entre nations"
(4).
On voit combien ont été déterminants,
dans l’orientation des travaux de ces deux auteurs,
leurs choix éthiques et leurs soucis d’établir
des diagnostics et de proposer des remèdes pour des
maux affectant leurs sociétés. Ne devons-nous
pas retrouver leur inspiration face aux problèmes
de nos sociétés et de notre monde ?
Aujourd’hui,
en épurant à l’extrême pour dégager
l’essentiel, nous sommes confrontés à
deux maux majeurs :
1). Des pauvretés affectant une part importante de
la population mondiale et indissociables de l’accentuation
des inégalités dans le monde comme dans la
plupart des sociétés.
2). Les atteintes de plus en plus graves que les sociétés
humaines à haut niveau de consommation causent à
la Terre, au Vivant et aux ressources nécessaires
à tous.
Pour comprendre les sources de ces maux, et pour en rechercher
les remèdes, il est nécessaire d’analyser
les logiques et les dynamiques de la principale force transformatrice
de notre temps : le capitalisme – un objet d’étude
que beaucoup d’abstractions théoriques ignorent
totalement et que d’autres réduisent à
un jeu de marché, ce qui le vide de sa substance.
Dans mon Histoire du capitalisme, publiée
en 1981, remise à jour une nouvelle fois en 2000
et aujourd’hui traduite en vietnamien (5),
je montre comment les capitalismes nationaux se sont mis
en place et développés en liaison avec «
leurs » Etats, comment ils ont débordé
sur l’international et investi le mondial, comment
ils ont suscité de radicaux changements de vie liés
à l’augmentation de la consommation marchande
; et finalement, comment ils sont devenus des composantes
majeures de la reproduction des sociétés à
haut niveau de pouvoir d’achat et comment ils ont
entraîné à la fois de profondes transformations
sociales, la multiplication des rapports de domination et
d’interdépendance dans le monde et d’excessifs
prélèvements et rejets qui portent atteinte
aux équilibres de la Terre.
Dans Le Basculement du monde (6),
publié en 1997 et 2000, j’ai tenté de
construire une analyse des combinaisons – nationales,
internationales et mondiales – des problèmes
auxquels nous sommes confrontés. J’ai conservé
l’approche historique, indispensable selon moi pour
l’étude de toute réalité économique
et sociale ; j’ai cherché à rendre compte
de la complexité, notamment en prenant en compte
les processus de reproduction :
- reproduction de la Terre, qui a porté l’apparition
du Vivant puis, en son sein, des Humains ;
- reproduction de l’Humanité, à travers
celle des sociétés humaines, chacune s’adaptant
à la contrée où elle trouvait les ressources
nécessaires à sa vie ;
- reproduction du capitalisme, issu de la longue évolution
des échanges marchands et des systèmes de
marché, qui a maintenant pris le pas sur eux et qui
est devenu un facteur essentiel de la reproduction des sociétés
à haut niveau de consommation.
Sur ces bases, je propose, avec l’hypothèse
du « conflit des reproductions », une clé
pour l’analyse du piège historique dans lequel
l’Humanité est en train de s’enfermer
:
- le haut niveau de consommation du monde riche et l’opulence
dont jouissent les minorités privilégiées
de nombreux pays ont commencé à entamer sérieusement
les ressources de la Terre et à porter atteinte à
ses équilibres essentiels ;
- pour rattraper leurs « retards » et faire
reculer la pauvreté en leur sein, beaucoup de sociétés
tendent à adopter le capitalisme pour dynamiser leur
propre reproduction ;
- mais partout le capitalisme recrée de nouvelles
pauvretés et incite à consommer toujours plus
– la multiplication des besoins et la croissance des
consommations, dans des zones de plus en plus larges du
monde, menacent de plus en plus la reproduction de la Terre
et du Vivant, donc celle des sociétés humaines
et de l’Humanité.
Je ne prétends
évidemment pas que cette ligne d’analyse soit
la seule qui vaille. Je l ‘ai esquissée ici
pour illustrer les conditions auxquelles, dans le monde
actuel, un économiste peut s’efforcer de suivre
les exemples évoqués plus haut de Marshall
et de Keynes :
- comme eux, axer son travail (d’enseignement, d’étude,
de recherche) en fonction de valeurs, donc d’un choix
éthique ;
- comme eux, chercher à analyser les maux majeurs
de la période pour indiquer des moyens d’y
remédier ;
- comme ils le faisaient plus ou moins implicitement, enrichir
l’approche économique en puisant dans les ressources
qu’offrent les autres disciplines, notamment l’histoire,
la sociologie, la science politique ;
- plus largement, et compte tenu de la parcellisation du
savoir, apprendre à travailler sur la complexité
et à le faire en collaboration avec les tenants de
toutes les disciplines concernées par l’objet
du travail ;
- enfin, toujours dans le souci de réussir à
prendre en compte la complexité, refuser les simplifications
trompeuses : voir la Terre dans sa globalité et dans
la diversité de ses éco-systèmes et
l’Humanité dans son unité et dans la
diversité des sociétés humaines ; et
donc rechercher des solutions au « conflit des reproductions
», la fois avec le souci de la totalité et
en pensant la pluralité des cheminements.
Très concrètement, il est évident que
ne peut être viable un système impliquant une
consommation sans cesse croissante pour 7, 8 ou 9 milliards
d’humains. Il faut donc, comme le préconisait
déjà en 1848 John Stuart Mill, tendre –
par exemple pour la fin du XXIe siècle – vers
une nouvelle étape du progrès humain : «
l' état stationnaire », fondé disait-il
déjà alors, sur une "meilleure distribution
des richesses", sur un "système d'éducation
favorable à l'égalité des fortunes"
et sur la "prudence et la frugalité des individus"
(7).
Mais il est tout aussi évident, compte tenu des inégalités
mondiales qu’il serait inique de chercher aujourd’hui
à imposer à tous les pays les mêmes
efforts. Ainsi, les sociétés à haut
niveau de consommation devraient s’engager résolument
dans la voie des technologies et énergies non dangereuses
pour notre planète et inventer une « frugalité
post-moderne » pour sortir de l’enfermement
absurde du « vivre pour consommer ». Les sociétés
émergentes, les plus dynamiques et les plus inventives
de la période, devraient, non seulement chercher
à rattraper mais à prendre de l’avance,
en inventant, non seulement des technologies et énergies,
mais aussi des agricultures, des urbanismes, des modes de
transport et de communication, non dangereux pour la Terre
et le Vivant. Quant aux sociétés engluées
dans le dénuement, elles devraient participer à
ces dynamiques tout en recevant, chaque fois que nécessaire,
le soutien des autres. Toutes, bien sûr, devraient
réduire les inégalités en leur sein
et, dans le cadre d’accords régionaux de paix,
réduire drastiquement leurs dépenses d’armement.
Au total il est
urgent que se rassemblent et coopèrent tous ceux
qui travaillent à faire progresser en ce sens la
connaissance du réel. Une des modalités possibles
serait de constituer, au sein de la profession et de la
discipline de l’économie, un pôle fédérateur
voué à la connaissance des économies
contemporaines et porté par l'ambition de contribuer
à la formulation "d'un diagnostic mieux fondé".
Un pôle qui, face à une « science économique
» qui s'enlise dans le formalisme et la scolastique,
favoriserait le nécessaire renouveau de l'économie
politique et contribuerait à son enrichissement :
tant du fait des synergies suscitées entre les écoles
et les équipes engagées dans cet effort, que
par l'ouverture sur les dimensions historiques, sociales,
morales et environnementales.
Une économie politique qui, se démarquant
de l'arrogance et des tendances impériales de la
science économique, pourrait redevenir, pour reprendre
la jolie formule que Dominique Lecourt a utilisée
pour la médecine, un «art au carrefour de plusieurs
sciences» (8).
1 .The
General Theory of Employment, Interest and Money, Londres,
Macmillan, 1936 ; trad. fr., Théorie générale de l'emploi,
de l'intérêt et de la monnaie, Paris, Payot, 1942,
éd. 1949, p. 396.
2. "The
Failure of Armchair Economics", Challenge,
novembre-décembre 1986, p. 23.
3. «The
present position of economics», leçon inaugurale
prononcée le 24 février 1885, in Memorials
of Alfred Marshall, édité par A. C. Pigou,
Londres, Macmillan, 1925, 152-74 ; traduit par B. Gerbier
in Economie appliquée, Archives de l'ISMEA-
Institut de sciences mathématiques et économiques
appliquées, tome 18, 1990, n° 1, p. 9-10.
4. Essays
in Persuasion, Londres, Rupert Hart-Davis, 1931; trad.
fr., Essais de persuasion, Paris, Gallimard, 1933;
trad. partielle, Essais sur la monnaie et l'économie.
Les cris de Cassandre, Paris, Payot, 1972, éd. 1978,
p. 11 et 12.
5. Seuil,
Paris, 1981 et 2000. Traduit en vietnamien, Thé GiôI,
2002.
6. La
Découverte, Paris, 1997 et 2000. Traduit en coréen,
Hanul Publ, Séoul, 2000 et en japonais, Fujiwara
Shoten, Tokyo, 2002.
7. Principles
of Political Economy, With some of their Applications to
Social Philosophy, Londres, 1848 ; trad. fr. de la
7ème éd., Principes d'économie
politique, Avec quelques-unes de leurs applications à
l'économie sociale, Paris, Guillaumin, 2 vol.
1873, vol. 2 p. 306.
8.
Contre la peur, Paris, Hachette, 1990, p. 33.