Postface d’une nouvelle traduction japonaise

Face au basculement du monde
“Postface” inédite en français de la nouvelle traduction
de l’Histoire du capitalisme. De 1500 à 2000,
publiée par Fujiwara Schotten

Puisque nous approchons de la fin de la première décennie du XXIe siècle et que les dynamiques du capitalisme vont marquer l’ensemble de ce siècle, il paraît utile de réfléchir à ce qui est en train de nous arriver : nous, les humains, êtres dotés de mémoire, de capacité de jugement et de décision et de puissants moyens de connaissance, d’action, de transformation et de destruction - donc porteurs d’immenses responsabilités.
Écrivant ces pages au moment où j’achève la rédaction d’un nouvel ouvrage, Le Carrefour sublime, je voudrais ici en reprendre la quintessence pour dégager ce qui me paraît être l’enjeu principal en ce début de siècle : un enjeu essentiel pour les sociétés humaines et leurs aires de vie, pour la qualité humaine et finalement pour l’Humanité, la Terre et le Vivant.
C’est dire que je m’exprime ici au moins autant en tant qu’humaniste que comme économiste ou historien. Je vais développer mon propos autour de deux propositions :
Nous - l’ensemble des habitants de la Terre - sommes pris dans une puissante et périlleuse évolution que je qualifie d’“engrenage fatal” :
Y échapper ou non dépend de nous, car nous sommes, pour quelques décennies, engagés dans un “carrefour sublime”.


L’“engrenage fatal”

Le capitalisme, avons-nous dit, n’est pas seulement un système économique : c’est un système économique et social. Issu de sociétés européennes de tradition chrétienne, il a aujourd’hui touché pratiquement toutes les sociétés du monde, des sociétés marquées par une grande diversité d’histoires, de civilisations, de religions et de systèmes de pensée : il se développe particulièrement bien dans les sociétés qui ont une longue pratique de l’échange marchand, du commerce et des rapports d’argent. Aujourd’hui, le Système national/ mondial hiérarchisé qu’ont suscité les élargissements et les dynamiques du capitalisme n’est pas seulement un système économique : c’est un système économique et social ; car, à travers la production et la circulation des marchandises, il touche la structuration sociale, les modes de vie, le travail et les besoins ; or, il recouvre à la fois une très grande diversité et de profonds contrastes.
Cependant, sous l’extrême multiplicité de réalités toujours changeantes, on peut discerner un puissant mouvement qui concerne toute l’Humanité et qui met en jeu le devenir des sociétés humaines et de la planète.
Au cœur de ce mouvement il y a ces dynamiques du capitalisme - la marchandisation, l’investissement, l’innovation - qui en permanence projettent vers le futur, tout en suscitant des attentes par les consommateurs de toujours plus, et du toujours nouveau ; la mise des capacités de la technoscience au service de l’entreprise démultiplie ces capacités, puisqu’elle permet de concevoir de nouvelles marchandises pour de futurs besoins des consommateurs de demain; la publicité, elle, stimule l’envie d’acheter toujours plus, en jouant notamment sur de multiples pulsions ou aspirations. Si la dynamique capitaliste est aussi puissante c’est parce qu’elle entre en résonance avec des ressorts humains profonds : nécessité de vivre, bien sûr, mais aussi désir de bien vivre, de vivre mieux, de vivre au dessus des autres et en se distinguant d’eux.
En même temps, à travers ses dynamiques de croissances et de crises, de destruction créatrice, de constitution de monopoles et de mise en concurrence, le capitalisme est générateur d’inégalités - inégalités entre individus, entre groupes et couches et entre pays ou régions ; inégalités de revenus, de pouvoirs d’achat et de fortunes ; inégalités dans les capacités à répondre aux aspirations à vivre mieux, vivre au-dessus des autres ou vivre avec un temps d’avance sur les autres.
Très concrètement, de 1820 à la fin du XXe siècle, la population mondiale a été multipliée par 6, la production par terrien par 6,15 et donc la production mondiale par 37. Dans les pays riches, la production par tête, donc la dépense consacrée à la satisfaction de ses besoins par un consommateur moyen, a été multipliée des dizaines de fois : de 40 à 60 fois - un ordre de grandeur de la croissance des “besoins solvables satisfaits” dans ces pays au cours de ces deux siècles. Dans les pays et les zones les plus pauvres, la production par tête a faiblement cru, stagné ou même régressé quand les ressources essentielles - le sol, l’eau - se raréfiaient ou se dégradaient. Les écarts se sont brutalement et fortement creusés entre le monde de l’opulence et celui du dénuement.
Or, les besoins se diffusent, par une sorte de contamination, d’individus à individus, de groupes à groupes, de couches à couches, de pays ou régions à pays ou régions. C’est ainsi que s’est engagée dans les pays d’opulence et de confort, l’incessante quête du “toujours plus, toujours mieux, toujours nouveau” - une spirale qui des Happy few gagne les riches, puis les couches aisées, puis les couches moyennes jusqu’aux couches à faible pouvoir d’achat ou en situation d’exclusion ; une spirale qui engendre ici du bien-être et du contentement, mais là de l’insatisfaction, des sentiments de manque et de frustration et pour beaucoup, même s’ils bénéficient d’une élévation de leur pouvoir d’achat, des sentiments d’appauvrissement relatif.
De même, dans le monde, de sociétés à sociétés : les besoins de confort des pays riches se diffusent vers les couches dirigeantes et les classes aisées de tous les autres pays, mais aussi vers les couches qui acquièrent un peu de pouvoir d’achat et vers les jeunes. Au total, les besoins se diffusent bien plus vite et bien plus largement que les capacités de les satisfaire : d’où la mondialisation de l’insatisfaction et de la frustration.
Ainsi, alors que des milliers de générations ont vécu au rythme des saisons et du cycle des bonnes et des mauvaises années - chacun vivant à peu de choses près comme ses parents et ses grands-parents -, le capitalisme nous entraîne dans une course sans fin. Les économies nationales sont jugées à l’aune de leurs taux de croissance. Les firmes mobilisent des moyens toujours croissants et notamment les ressources de la recherche scientifique, pour des marchés à-venir, des demandes solvables à-venir, des profits à-venir. Nos sociétés sont entraînées dans cette quête sans fin du “toujours plus, toujours mieux, toujours nouveau” : certaines y réussissent - avec en leur sein des satisfactions inégalement partagées -, mais d’autres, qui aimeraient y prendre part, ne peuvent suivre faute des moyens nécessaires.
Le paradoxe est que, même dans les pays riches où la production par habitant a été multipliée par 30 à 40, n’ont disparu ni le chômage, ni la pauvreté, ni l’exclusion, ni le manque : les dirigeants et les opinions de ces pays estiment avoir besoin de la croissance. Les pays dits “émergents” connaissent les mêmes maux, souvent à une grande échelle quand se disloquent, sous le choc de la modernité, de larges pans de sociétés rurales traditionnelles : leurs populations et leurs dirigeants estiment avoir doublement besoin de la croissance - pour combattre ces maux et pour rattraper les pays les plus avancés. Dans les pays pauvres, on retrouve le même projet ; mais face aux échecs, aux déceptions, aux inerties, nombre de jeunes adultes s’impatientent et s’efforcent de gagner des aires d’opulence.
Plus largement, dans des sociétés où s’effritent les valeurs, le respect du sacré, le sens de l’humain et l’esprit de responsabilité, tout tend à être pris dans les logiques du marché capitaliste, du pouvoir d’achat et de l’argent. Des logiques qui favorisent les dérives contemporaines des sociétés d’opulence, menacent inexorablement les plus démunis, la Terre, le Vivant, les générations futures, la qualité humaine et l’Humanité. Des logiques qui induisent :

- le renforcement du processus qui engendre à la fois des richesses porteuses de satisfactions et des pauvretés sources de frustrations ;
- un totalitarisme de la marchandise et du calcul monétaire qui menace de régir la reproduction de la Terre comme celles des sociétés humaines ;
- une fracture du monde entre détenteurs de pouvoirs d’achat permettant d’accéder au confort et à l’aisance et “sans terre/ sans pouvoir d’achat”, les exclus dont les besoins fondamentaux sont radicalement ignorés.

Aujourd’hui, on peut considérer qu’un milliard de Terriens bénéficient des normes de confort et d'aisance des pays riches du Nord : or celles-ci fascinent le monde entier. Dans les pays et les zones en cours de modernisation, un à deux milliards sont en train d’y accéder ou y aspirent. Quant à ceux qui vivent avec moins de 2 ou 3 dollars par jour, ils se comptent en milliards.
Mais déjà, la planète montre par de multiples signes qu’on lui a trop demandé. Car, pendant deux siècles les sociétés qui accédaient à la prospérité ont refusé d’en voir la part d’ombre. Trop longtemps, dirigeants politiques et chefs d’entreprises, mais aussi consommateurs et citoyens, n’ont pas voulu prendre conscience des dégâts du progrès et de la nécessité d’y remédier. Que de temps il a fallu pour reconnaître la silicose, les maladies de l'amiante et bien d’autres pathologies induites par le milieu de travail ! Que de temps pour admettre les dégradations causées au vivant par les productions industrielles, les traitements agricoles chimiques et les déchets de nos productions et de nos consommations ! Que de temps pour prendre conscience de la pollution des sols et des eaux, donc des océans, lieu de reproduction d’une large part du vivant ! Que de temps il a fallu aux firmes qui les produisaient pour reconnaître le rôle des CFC (chloro-fluoro-carbones) dans la dégradation de la couche d'ozone et aux dirigeants occidentaux pour admettre la part de responsabilité de l’usage des combustibles fossiles dans le changement climatique !
Dans cette première décennie du XXIe siècle, des firmes (comme celles de l’agrochimie) ou des dirigeants (à l’instar du président Bush) s’entêtent encore dans la dénégation ! Il y a peut-être plus grave : les firmes qui développent les technologies nouvelles (génie génétique, nanotechnologies, diffusion à l'infini des émetteurs d'ondes..., mais aussi énergies nouvelles ou technologies présentées comme propres, telles que le moteur à hydrogène) préfèrent à leur tour nier ou sous-estimer leurs nuisances potentielles.
Il faut dénoncer ce négationnisme : celui d’hier est largement à l'origine de l'ampleur des “maladies du progrès” - pollutions, atteintes au vivant, empoisonnement durable des sols et des eaux par la chimie et la radioactivité, changement climatique, déforestation, désertification, destruction d’espèces vivantes et autres périls - auxquels nous sommes confrontés ; celui d’aujourd’hui est de très mauvais augure.
Car notre Terre n’en peut plus. Elle ne va pas pouvoir faire face à tous les prélèvements ni supporter tous les rejets entraînés par des consommations sans cesse croissantes de consommateurs de plus en plus nombreux. Elle ne pourra satisfaire ce déferlement de besoins.
Fortes inégalités, besoins toujours croissants, Terre système clos, aux ressources et aux potentialités limitées : le piège se referme.
Certains pensent pouvoir y échapper en limitant le nombre de consommateurs dans le monde. Mais quelle éthique peut soutenir que, pour qu’un à trois milliards de Terriens vivent dans le confort il faut laisser ou maintenir dans le dénuement d’autres milliards d’humains ? Quelle organisation internationale pourrait l’admettre ? Quelle(s) puissance(s) et quelles forces armées pourraient l’imposer - avec quelles armes et à quel prix humain ?
D’autres misent tout sur les nouvelles technologies et nous invitent à faire confiance dans les énergies de demain et dans les modes de vie, de transport et de production de demain. Mais, à supposer que les réalités attendues répondent à nos exigences, que va-il se passer pendant les prochaines décennies ? La moitié des Terriens vivent dans des villes (dont un milliard dans des bidonvilles) et ces nombres vont augmenter : pour l’essentiel, les logements, les modes de transport et les usines en place vont longtemps encore être utilisés - ce qui implique un supplément durable de prélèvements, de dégradations et de pollutions, donc l’aggravation des atteintes à la Terre et au Vivant. Et puis le mirage du progrès sans dégâts reste vivace : aussi, sans une vigilance et des évaluations préalables sans failles, les énergies de demain et les technologies de demain risquent-elles fort d’entraîner à leur tour de nouvelles dégradations et de nouveaux périls.
Certains envisagent de rejeter au delà des orbites terrestres les résidus nucléaires ; d’autres d’aller s’approvisionner en ressources sur d’autres planètes ; d’autres d’envoyer des cellules humaines faire souche sur des planètes d’autres systèmes stellaires susceptibles d’abriter la vie. Des dirigeants surarment leurs pays pour se protéger de tous les agresseurs possibles ; d’autres démultiplient les systèmes de surveillance et de contrôle. Les immenses ressources que nous gaspillons aujourd’hui ne seraient-elles pas plus efficientes dans la recherche d’une sortie humaine à l’impasse - au piège - dans lequel nous sommes en train de nous enfermer ?

On pourrait, par exemple, les utiliser en priorité :

- à soutenir les populations les plus démunies dans leurs efforts pour satisfaire leurs besoins essentiels ;
- à concevoir et développer des sources d’énergie, des systèmes urbains, des modes de transport et de production durablement supportables pour la Terre et les hommes et à aider les pays en cours d’équipement et de modernisation à les mettre en place ;
- à engager partout où c’est nécessaire de vigoureuses actions pour la paix, à réduire les tensions dans toutes les régions du monde, à fixer comme objectif une paix universelle pour la seconde moitié du siècle et donc, sans attendre, à réduire les dépenses d’armement, engager le désarmement et affecter les forces armées existantes à des œuvres de paix, de destruction des stocks d’armes et de dépollution de la planète.

Le “carrefour sublime”

Incessante quête du “toujours plus, toujours nouveau”, processus permanent de création et de renouvellement des besoins, mécanismes inexorables de reproduction des inégalités, dilution des responsabilités qui génère une irresponsabilité illimitée : ces tendances induites par le capitalisme - devenu une composante essentielle de la reproduction de nos sociétés - concourent à l’engrenage fatal dans lequel nous sommes entraînés.

À partir de la combinaison de ces tendances, on peut ébaucher quelques devenirs possibles.
En privilégiant irresponsabilité et rapacité, on peut imaginer que l’exploitation excessive de la planète se poursuive quelques décennies encore, laissant des ressources insuffisantes, des déséquilibres planétaires accrus, des populations en grand péril avec des îlots de haut confort hautement technicisés et sécurisés - sur fond de violences et de répression.
À une époque où toutes les sociétés tendent à être placées sous le double règne de l’argent et de l’échange marchand (ce qui constitue une rupture majeure dans l’histoire humaine), inégalités et domination peuvent aussi conduire à un véritable apartheid par l’argent ; l’Humanité s’installerait pour longtemps dans une inégalité dégradante pour les plus démunis. Nous sommes bien avancés dans cette voie. En 2007, le magazine Forbes dénombrait 946 milliardaires en dollars dans le monde ; leur fortune collective atteignait trois mille trois cents milliards de dollars : soit environ le montant de la consommation pendant neuf années du milliard de Terriens pauvres qui vivent avec un dollar par jour. Et puis, ne voit-on pas déjà se mettre en place, dans les pays les plus divers, la coexistence d’aires d’opulence, sécurisées et protégées, et de zones de dénuement : comme des signes annonciateurs d’un nouvel apartheid mondial ?
Pouvoir et technoscience trouveront mille bonnes raisons d’ignorer les maux dont souffre la Terre et les populations démunies. Dans les conditions actuelles, une fuite en avant technoscientique conduirait à renforcer l’avance des pays les plus puissants et à diffuser presque partout dans le monde de nouveaux systèmes d'armes : ces dépenses ne sont-elles pas prioritaires dans la plupart des États ? Elle se traduirait aussi par la mise sur le marché de nouveaux objets ou services hautement techniques - de l'hypercommunication à la fabrication et l’entretien de l’être humain - permettant, dans un univers dégradé, de répondre aux nouveaux besoins de vie et de confort ou répondant aux demandes de luxe ou d’extravagance des puissants et des détenteurs de fort pouvoir d'achat. Une perspective qui assurerait la croissance alors que s’aggraveraient les inégalités.
Poids de l’histoire, rancœurs et frustrations : dans notre monde meurtri, injuste et radicalement disparate, la montée des violences, des peurs réciproques et de l’instabilité va susciter en retour un renforcement des contrôles et des répressions et de nouvelles courses aux systèmes de surveillance et aux armements les plus sophistiqués. Contribuant toujours à la croissance, au moins pour certains, les conflits risquent de se multiplier, laissant des contrées dévastées, des populations meurtries et de puissants désirs de revanche.
Les États-Unis vont chercher à conserver leur prééminence, y compris au prix du développement de nouveaux systèmes d’armes et d’un surarmement de l’espace. L’Europe, le Japon et quelques autres pays vont s’efforcer de sauvegarder leurs modes de vie et leurs cultures. La Chine et l'Inde, sous-continents milliardaires en hommes, mais désormais dotés de systèmes éducatifs, d’universités, de capacités de recherche, sont à la fois poussées par le désir de leurs populations de vivre mieux et tirées par la volonté de leurs dirigeants de peser dans le monde ; l'Inde paraît prendre son temps, mais la Chine semble vouloir brûler les étapes. Bien des sources de tensions et d’affrontements existent ; de même qu’on ne peut exclure une grande crise économique et financière, de même on ne peut exclure un conflit armé à la dimension de la planète.
Beaucoup va se jouer dans le monde islamique : car là, de l'ouest de l'Afrique aux confins du sud-est de l'Asie, une immense masse de manœuvre potentielle existe, avec dans différents pays des multitudes aux limites du dénuement et des jeunesses sans perspectives ; certes, l'islam est, pour beaucoup, une religion prônant la bienveillance, la modération et la tolérance ; il peut très bien s'accommoder du capitalisme comme il l'a fait de l'économie de marché. Mais il peut aussi constituer une force capable de fédérer le rejet de l'Occident blanc et chrétien, de son arrogance, de son mode de vie, de ses lois, de son droit et de ses valeurs. Il peut le faire d'une manière douce en condamnant les ressorts de la société du “toujours plus, toujours nouveau” au nom de la frugalité, de la charité et de la solidarité. Il le fait aussi d'une manière violente à travers la lutte armée et le terrorisme.
C’est dans ce contexte, dominé aujourd’hui par les impacts de nos activités et de nos modes de vie - passés, actuels et à venir - sur la Terre et le Vivant, que nous devons, comme nous a exhorté à le faire Hans Jonas, placer “la responsabilité au centre de l'éthique”.
Nous, humains, individuellement et collectivement, sommes responsables : de tout. Nous sommes responsables du monde tel qu’il va, de ses injustices, de ses maux et de ses dérives. Nous sommes responsables de l’homme et de son devenir, de l’Humanité et de son devenir, du Vivant et de son devenir, de la Terre et de son devenir et, pour ce que nous y entreprenons, de l’espace et de son devenir.
Nous sommes responsables de l’engrenage dans lequel nous somme pris, de ses conséquences actuelles, des désastres vers lesquels il conduit.
Or, nous sommes à un point tout à fait exceptionnel de notre histoire.
Du fait des prodigieux progrès des transports et des communications, toutes les civilisations sont en contact, peuvent dialoguer, coopérer, se confronter ou s’affronter. Toutes les cultures, les contrées, les pays, les nations et les peuples ont de permanentes occasions d’échanger, de se comprendre, de s’accorder ou de s’opposer.
En outre, nous nous trouvons face à des problèmes planétaires : le dénuement d’une part importante des habitants de la Terre, les pénuries annoncées d’eau potable, l’épuisement de ressources, la disparition d’espèces et le recul de la diversité biologique, le changement climatique, les atteintes à la couche d’ozone, l’épuisement des sols et la désertification, le surarmement, les risques induits par la nouvelle puissance que donnent les nouvelles avancées technoscientiques… Des problèmes qui mettent en jeu l’humain, ses rapports avec ce que l’on a longtemps nommé - et que certains appellent encore - la Création ou la Nature. Des problèmes si graves et si urgents, que, des solutions que nous leur apporterons, dépendent les devenirs de la Terre, du Vivant et de l’Humanité, et jusqu’à leurs survies.
À travers ce que nous allons faire dans les prochaines décennies, se joue ce qu’il va advenir de cet ensemble exceptionnel : cette Terre unique, porteuse de formes de vies très probablement uniques, parmi lesquelles la vie humaine.
Nous sommes à un carrefour que nous ne retrouverons jamais : pour la première fois, tous les cheminements humains se joignent ; pour la première fois, le devenir de la Terre est en jeu ; pour la première fois, une orientation générale doit être choisie par les hommes et de ce choix dépend notre avenir à tous.
C’est un carrefour sublime : car, de la fascinante diversité de l'histoire humaine, toutes les voies encore pratiquées débouchent sur lui ; mais aucune carte, aucune loi, aucune autorité, aucune fatalité ne détermine l’orientation que nous allons prendre. Certes, il y a des pesanteurs, des contraintes, des tendances lourdes. Mais rien n'est écrit. Parce que nous sommes humains, porteurs de conscience et capables de responsabilité, tout peut encore advenir.
C'est difficile mais il faut l'assumer : nous sommes responsables de notre devenir et de celui de la Terre. Car tout dépend de nos choix : macro-décisions - des États (et d'abord des plus puissants), des Firmes (les plus grandes, les plus dynamiques, les plus innovantes), des grandes organisations - mais aussi innombrables décisions d'acteurs de moindres tailles et des milliards de décisions individuelles.
La riche, tragique, meurtrière et merveilleuse aventure humaine peut encore retomber en barbarie, violences et destructions ; elle peut aussi s'enfoncer dans un ou deux siècles de plomb ; elle peut rebondir, une fois les principaux périls écartés ou surmontés, les principaux défis maîtrisés et l'Humanité unifiée dans le respect de ses différences et la sauvegarde de la Terre.
Mais, dans le monde - soumis à l’argent et aux puissances, disparate, déchiré, travaillé par l'égoïsme, la rapacité, la volonté de dominer, le mépris et la violence - qui est le nôtre, seule une large et puissante coalition humaine pour un monde plus humain pourra permettre de sortir les sociétés humaines de l'ornière tragique où elles s'embourbent. Une telle coalition n’est possible que si l’objectif est clairement défini, si la faisabilité en est affirmée, si les voies et moyens sont esquissés et des étapes proposées. Bref, si est conçue et construite collectivement, une “stratégie pour un monde plus humain sur une Terre vivante”.
D’innombrables acteurs - des groupes locaux aux États et aux organisations et institutions internationales - œuvrent en ce sens. D’innombrables actions ont été menées à bien, sont en cours ou en projet. Les forces et les volontés les plus diverses sont prêtes à s’y joindre ou à participer à de nouvelles initiatives. La préparation et la mise en œuvre d’une telle stratégie démultipliera les énergies, renforcera les convictions et suscitera des synergies espérées ou inattendues.
Nous ne savons pas aujourd'hui quelles seront, au milieu du XXIe siècle, les principales énergies utilisées. Mais nous savons que nos sociétés ne seront pas les mêmes selon que prédominera une énergie nucléaire ultra-puissante et dangereuse ou une gamme d'énergies décentralisées sans effets négatifs durables sur les humains et l'environnement.
Nous ne savons pas quelles vont être les avancées de la science et de la technique dans les domaines essentiels de la matière et de la vie ; ni quels usages les sociétés humaines auront choisi d'en faire : nous ne le savons pas, en partie parce que ces avancées dépendent des choix que nous - consommateurs et citoyens - mais aussi les méga-décideurs - États et Très grandes firmes - allons faire.
Une stratégie pour un monde humain ne peut donc pas décrire ce que seront nos sociétés dans quelques décennies. Cependant, responsables de nous-mêmes et de la Terre, nous devons agir dans le présent en ayant en tête que nos décisions d'aujourd'hui modèlent l'avenir.
Si nous nous plaçons dans une perspective humaniste, nous savons que nos actes façonnent l'avenir et nous voulons aller vers un monde moins inégal, moins dur pour les faibles, plus humain.
Nous sommes incapables de le décrire tant il y a de variables et d'inconnues mais nous pouvons mettre en perspective quelques objectifs majeurs qui devront guider nos choix dans les prochaines décennies.
La Paix, l'extinction des luttes armées et plus largement le recul des violences et de l'insécurité : c'est certainement à quoi aspirent le plus largement les humains. Il faut remettre cet objectif au cœur de nos préoccupations et de nos décisions. Une meilleure connaissance réciproque doit y contribuer à travers une meilleure compréhension entre les peuples. Mais il faudra aussi désamorcer les sources de conflits historiques et dénouer des tensions plus récentes. Sans doute aussi l'accès à une vie meilleure et la réduction des inégalités seront-ils d’essentiels facteurs de paix.
Vivre, bien vivre, jouir de sa vie : voilà aussi une aspiration profonde et largement partagée. Beaucoup dans les sociétés passées y sont parvenus : même avec une production limitée, le bien vivre, la sécurité et un certain degré d'aisance pouvaient être atteints, dès lors que les besoins restaient modestes. Pour les prochaines décennies, le plus urgent sera de faire reculer la misère et l’extrême dénuement dans le monde : aider chaque groupe ou société concerné à assurer la satisfaction de ses besoins fondamentaux. Il faudra aussi garder notre Terre vivante, éviter la généralisation des espaces de vie artificiels où l'eau, l'air, le silence, le bruit du vent et le chant des oiseaux, tout serait reproduit artificiellement. Sauvegarder la Terre et respecter le Vivant me paraissent des conditions essentielles. La qualité et la diversité de l'alimentation, le contact avec la vie animale et végétale sont indispensables au bien vivre : et là, la Terre est irremplaçable.
S'accomplir au cours de sa vie, croître en connaissances, en talents et en sagesse sont aussi des démarches essentielles qui font que la vie vaut d'être vécue : nos sociétés d’opulence ont quelques décennies pour se défaire de l'addiction au consommer toujours plus et toujours nouveau. Il y a des centaines d'autres bonnes raisons de vivre : dès qu'un certain niveau de confort est atteint, elles doivent s'affirmer et se substituer à la primauté accordée à la consommation - ce qui implique que nous ayons appris à maîtriser la croissance de nos besoins et aussi que nous ayons inventé une société de pleine activité pour chacun qui ne dépende pas d’une incessante croissance économique. C'est ainsi que l'économie redeviendra la servante de la société : une société où l'humain aura trouvé (ou retrouvé) une place prééminente. D'ici là, espérons-le, une batterie d'indicateurs sociaux/ économiques/ environnementaux/ humains auront remplacé le réducteur et fallacieux “taux de croissance”.
Une Humanité solidaire, en paix sur une Terre vivante ; les technologies les plus modernes mises au service des besoins humains essentiels, avec le souci permanent d'éviter qu'elles ne génèrent de nouvelles pollutions ou de futurs périls ; une nouvelle dynamique des sociétés humaines trouvée grâce à une élévation de notre degré de responsabilité et d'humanité.
Voilà quelques perspectives qui devraient permettre d'éclairer notre devenir et de guider nos décisions.
Elles devraient aussi permettre de surmonter les tensions et crispations actuelles et, pour certains, d'accepter des efforts ou des sacrifices nécessaires.
Elles pourraient enfin aider chacun à changer son regard, tant sur le monde que sur sa propre vie.

Mai 2007

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