Une Humanité brusquement confrontée
à des enjeux dramatiques et d'écrasants pouvoirs
qu'elle a elle-même suscités
Au début du premier millénaire
de notre ère comme en l’an mil, le produit par
habitant était d’un ordre de grandeur voisin
sur les cinq continents ; en 1820, le produit par habitant
est en Europe occidentale, terre d’émergence
du capitalisme, deux à trois fois supérieur
à celui des autres continents. Moins de deux siècles
plus tard, le produit par tête est environ cinquante
fois plus important dans les pays capitalistes riches que
dans les « pays à faibles revenus ».
Cette fracture est la plus profonde, mais il en est d’autres.
Il y a d’abord celles qui résultent des très
fortes différences de dynamiques dans les pays de l’ex-tiers
monde, certains continuant de stagner dans des situations
de dépendance ou de marginalisation, tandis que d’autres
s’engageaient dans des processus de modernisations nationales
rapides, boostées par des capitalismes nouveaux, soutenus
par des États forts et bénéficiant des
sacrifices supportés par des parents pour assurer des
jours meilleurs à leurs enfants. Il y a les effets
des dominations qu’exerce encore le Nord sur bien des
pays du Sud. Il y a aussi, dans le contexte d’ultralibéralisme
actuel, les inégalités qui s’aggravent
dans presque tous les pays.
Et, par-dessus tout, il y a les États-Unis qui aspirent
à conserver leurs privilèges de première
puissance mondiale, la Chine qui travaille patiemment à
leur ravir cette place, les très grandes firmes qui
estiment être les sources et les garantes de la richesse
du monde, une sphère financière prédatrice
foncièrement irresponsable et les organisations internationales,
tiraillées entre la misère du monde et les exigence
des puissants.
Et voici cette Humanité brusquement placée face
à des obstacles, des limites, des difficultés
dont, en ses profondeurs, à travers les atomes humains
qui la constituent, elle perçoit la gravité.
Une Humanité dont d’innombrables éléments
– femmes, hommes, enfants – aspirent à
bien vivre, en espérant que tous ces mauvais présages
ne soient que des cauchemars…
Une Humanité au sein de laquelle il y a des prises
de conscience – groupes humains blessés, détruits
par les dévastations ambiantes, familles qui voient
leurs terres, leurs arbres, leurs paysages partir en poussière,
vies brutalement réduites au bitume et à la
tôle rouillée, réactions, refus, mouvements,associations,
ONG, travaux scientifiques, controverses d’experts,
résolutions d’organisations internationales,
de syndicats, de comités industriels, et mille autres
paroles, et mille autres initiatives et actions –, mais
des prises de conscience mêlées d’un sourd
sentiment d’impuissance.
Car tout, ou presque, paraît dépendre des grandes
puissances.
Or nous sommes au terme d’un demi-millénaire
pendant lequel – stupéfiante anomalie historique
– l’Europe, puis l’Occident, ont dominé
le monde. Aujourd’hui, de nouvelles puissances s’affirment
– enracinées dans de très anciennes histoires
ou construites dans des États d’après
la décolonisation.
Reste qu’en capacités productives, scientifiques,
techniques, financières, militaires, comme de domination
et de résistance, notre monde est inexorablement inégal.
Avec ce paradoxe : les pays et les groupes sociaux les plus
riches et les plus puissants sont à l’origine
d’une très forte part des dégradations
et déséquilibres planétaires et ils sont
les mieux dotés pour se prémunir contre leurs
effets ; à l’inverse, les populations et les
pays les plus pauvres, qui sont à l’origine d’une
faible part des dégradations et déséquilibres
planétaires, sont les plus vulnérables et les
plus démunis face à leurs effets. Et ce sont
des pays très peuplés, qui avaient, il y a quelques
décennies, un niveau de produit par tête très
bas, qui sont devenus des sources majeures de certaines dégradations
environnementales.
Avec la raréfaction des ressources et les atteintes
à la Terre, l’inégalité mondiale
prend une dimension tragique.
Tout, ou presque, paraît
dépendre des grandes puissances et des très
grandes firmes. Or, depuis plus de trente ans, elles ne nous
ont pas engagés dans la voie qui aurait permis à
l’ensemble des sociétés humaines de vivre
bien, en paix, sur une Terre demeurée vivante et féconde.
Pourquoi ? Ont-elles été détournées
de le faire par des intérêts contraires à
ce projet ? Ont-elles d’autres visées ? Peut-on
les laisser encore bénéficier de la présomption
de bonne foi et de bonne volonté ?
Il est plus que temps d’y regarder de plus près.
Extrait du prologue
de Face au Pire des mondes, p 22-24
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