UN LIVRE QUI S'ÉCRIT
Première partie

Trois fléaux majeurs de notre temps


 27 décembre 2004 : à la suite d’un long travail des plaques tectoniques de la région, se produit au large de l'île de Sumatra un violent séisme - d'une magnitude supérieure à 9. Les rares spécialistes qui tentent d’alerter des autorités ou des radios sur le risque d’un raz-de-marée n’y parviennent pas. Dans les heures qui suivent un tsunami ravage des rivages d'Indonésie, puis l'île touristique de Phuket et les côtes du sud de la Thaïlande, du sud de l'Inde et du Sri Lanka. On dénombrera plus de 200 000 morts et disparus.

 


Une fillette, qui avait peu avant appris à l’école les signes avant-coureurs du tsunami, a alerté ses parents quand elle a vu l’eau se retirer - sauvant ainsi sa famille. Une tribu venue d’Afrique en des temps lointains et aujourd’hui “protégée” dans une “réserve” du Sud-Est de l’Inde, sachant par la tradition la dureté de la lutte que se livrent l’océan et la terre, s’est regroupée et précipitée vers les hauteurs dès qu’elle a vu la mer s’éloigner du rivage : aucun de ses membres n’est mort. Il a aussi été dit que les éléphants du parc touristique de Phuket se sont libérés de leurs chaînes peu avant le raz-de-marée pour aller se réfugier dans la forêt.
 Mais une part importante des victimes, comme beaucoup d’autres qui eux ont survécu, ont vu l’océan baisser anormalement,  puis observé, parfois filmé, les vagues qui se rapprochaient avant de venir - dévastant tout sur leur passage - se fracasser avec une puissance et une violence terrifiantes.
 Aujourd’hui, deux phénomènes majeurs travaillent notre monde. Alors que l’argent est devenu le principal “facteur commun” des sociétés humaines, les inégalités des ressources et des fortunes monétaires atteignent des proportions astronomiques. Et, alors que des milliards d’humains vivent dans la pauvreté et le dénuement, l’ensemble des activités humaines affectent gravement les équilibres et la reproduction de la Terre.
 À travers les spirales interagissantes des développements scientifiques, technologiques, productifs, marchands et financiers, sont en permanence produites et détruites des flots de marchandises ; des couches et des classes sociales accèdent à l’aisance ; des aires d’opulence se constituent, sans que jamais soit éradiquée la pauvreté ; des groupes, des communautés rurales, dont les besoins sont demeurés à la mesure de leurs ressources vivent encore dans un bien-être prudent hérité du passé ; mais des multitudes s’enlisent dans le dénuement, manquent souvent de l’essentiel et s’enfoncent dans la misère, tandis que des oligarques - héritiers de familles déjà liées aux sphères de pouvoir et d’argent, ou aventuriers ayant su se jouer des soubresauts de la finance, de l’économie ou de l’histoire - font des fortunes immenses, quasi-illimitées depuis qu’une vague d’ultra-libéralisme a submergé nos sociétés.
 D’un côté des fortunes et des revenus inconcevables pour la plupart d’entre nous ; de l’autre une misère et un sentiment d’impuisance et d’écrasement insupportables : ce degré d’inégalité met en danger les sociétés, l’Humanité, la Terre elle-même.
 Or, les activités humaines portent de plus en plus gravement atteinte à notre planète. Sans cesse plus de marchandises produites et consommées, c’est sans cesse plus d’extractions minérales et pétrolières, plus de prélèvements sur des ressources à lents rythmes de renouvellement, plus de hauts rendements exigés des sols, plus de pollutions, de rejets, de déchets... Dans les années 1980, nous avons commencé à prélever/ produire/ consommer et rejeter plus que la Terre ne peut supporter. Et, désormais, il y a le trou dans la couche d’ozone (qu’une information lénifiante nous a presque fait oublier), l’effet de serre (que la communication des hommes de pouvoir met depuis peu au premier plan), les ravages de moins en moins réparables causés au vivant, les pollutions (que des firmes de pays riches ont “traitées” par des délocalisations), les nouvelles pollutions des pays émergents (dont témoigne aujourd’hui l’ensemble de nuages noirs qui s’étend de la Mer de Chine au Golfe persique), les déchets dangereux (que des mafias déversent dans des écarts, des fleuves ou des mers)...
 À lui seul, l’état de la planète est alarmant. Des vigies tentent d’alerter depuis des décennies. Des rapports officiels mettent en garde depuis une trentaine d’années. Mais de décennie en décennie, on tarde à décider et, la volonté politique manquant, on tarde aussi à agir...
 Aujourd’hui, la conjonction entre les maux dont souffre la Terre et l’inégalité qui disloque nos sociétés et fracture le monde prépare des cataclysme sans commune mesure avec le tsunami qui a ravagé des rivages d’Asie du Sud-Est à la fin de 2004.
 Tel est le cadre, le contexte dans lesquels a éclaté, dans l’été 2008 une crise financière, indissociable d’une crise économique au cours plus lent et plus long. Comme toujours, cette crise a pris tout le monde au dépourvu..., même si beaucoup la redoutaient et que quelques-uns l’avaient annoncée. Et pourtant, elle trouve très normalement sa place dès lors qu’on l’inscrit dans l’histoire pluriséculaire du capitalisme ; et pour qui se contente de regarder les dernières décennies, elle apparaît comme l’inéluctable aboutissement des trente années d’ultralibéralisme, de désétatisation, de déréglementation ouvertes par l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan : une tornade de dogmatisme, de simplisme et d’écrabouillage des plus faibles, qui, avec l’assistance des ordinateurs et d’internet a ouvert la voie à une stupéfiante prolifération des activités financières et à d’ubuesques carambouilles dans les sphères enchevêtrées de la finance mondiale.
 Le plus frappant est qu’en quelques mois, les hommes de pouvoir et les organes d’information ont consacré à cette crise bien plus de commentaires qu’ils n’en ont consacré aux dévastations de la Terre ou à la misère du monde dans les dernières années. L’argent est soudain apparu comme plus important que l’eau, l’air ou le vivant - les démunis, eux, étant passés à la trappe. Pour les banques les dirigeants des grands États ont dégagé sans barguigner des centaines de milliards de dollars - disons mille fois plus que ce qu’ils pouvaient finir par promettre dans le cadre d’ardues négociations consacrées à la lutte contre la pauvreté dans le monde, et cent fois plus que ce qu’ils envisageaient d’engager dans d’essentielles actions environnementales : trop souvent des promesses non honorées et des engagements non tenus.
 C’est par la crise que je commencerai l’examen des fléaux de ce début de siècle.


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Chapitre I

Une crise périodique sans précédent


 Au printemps 2008, j'ai été contacté par téléphone ; mon interlocuteur m'a dit travailler pour une organisation à mi-chemin entre l'associatif et le semi-public territorial ; il était chargé, par des organismes à mi-chemin entre le public et le privé, d'organiser une session de formation de formateurs - des formateurs appelés à intervenir auprès de personnes à mi-chemin entre l'emploi et le chômage (ou l'inverse). Il me proposait d'y présenter un tableau de la situation économique en France et en Europe - sans oublier le contexte mondial et en évoquant des perspectives. Mon interlocuteur me demanda si c'était dans mes cordes. Je répondis que je continuais à travailler sur ces questions, obtins plus d'informations sur les participants et demandai quand devait avoir lieu la session :  à l'automne, me répondit-il - ce qui me convenait.
Tout naturellement, je lui exposai ce qui me venait en tête : nous sommes dans la troisième grande crise du capitalisme ; plus qu'à celle des années 1930, cette crise ressemble à la "Grande dépression" de la fin du XIXe siècle, notamment en ce qu'elle est annonciatrice de nouvelles énergies, de nouvelles technologies et de nouveaux rapports de forces mondiaux. La grande difficulté et le principal défi sont que cette crise se combine à une autre, entièrement nouvelle : celle des relations entre les activités humaines et la planète. Nous surexploitons la Terre et affectons ses équilibres fondamentaux...
 Visiblement, ce n'était pas ce qu'attendait mon interlocuteur : "Vous savez, ce n'est pas moi qui décide... Ma hiérarchie préférerait sans doute qu'on évite les mots « crise » ou « dépression »... Et puis, êtes-vous obligé de parler de « capitalisme »" ? Je lui dis que c'étaient les termes les plus appropriés pour traiter le sujet proposé et que je ne voyais pas comment je pourrais répondre à sa demande sans employer ces mots. Puis, pour le mettre à l'aise, je lui dis de voir avec sa hiérarchie, en précisant que je préférais un refus clair à un accord ambigu.
 Il me rappela pour me confirmer le refus. Je le remerciai d'avoir eu le courage de le faire. Très courtoisement, il m'invita à assister à la session : une invitation que je déclinai. C'est là mon seul regret.
 Car, à l'automne 2008, après un fantastique foisonnement de la sphère financière, une crise bancaire, financière et boursière d'une gravité inouïe a éclaté aux États-Unis, avant de déferler sur le monde en déstabilisant l'ensemble des économies. Et cela m'aurait amusé de voir si l'intervenant choisi réussissait à parler de la situation économique en France, en Europe et dans le monde sans employer les mots « crise » ou « capitalisme ». Le président Sarkozy lui-même ne venait-il pas de les utiliser ?
 La décision des mandants a cependant été sage. Car, si j'étais intervenu, je n'aurais pas pu ne pas discuter et corriger le discours du président sur la « crise » et le « capitalisme ».

*

 Des crises ont jalonné toute l'histoire des sociétés humaines. Qu'elles aient été associées aux saisons ou aux configurations solaires ou astrales - les années de vaches maigres venant après les années de vaches grasses - ou induites par des événements exceptionnels -  inondations ou sécheresses, invasions, guerres, troubles politiques et sociaux... - , ces crises avaient des effets sur l'alimentation, les productions, les échanges ; la mémoire s'en transmettait de générations en générations, avec des savoirs et des savoir faire permettant de s'y préparer et d'y faire face.
 Depuis le développement de l'économie de marché, puis du capitalisme, d'autres crises sont apparues, induites par des déséquilibres, des processus, des dysfonctionnements propres à ces systèmes économiques et sociaux : des crises qui s'ajoutèrent aux précédentes, se combinèrent avec elles et, dans les deux derniers siècles, prirent le pas sur elles.
 Ces crises, nos sociétés et notamment nos dirigeants, préfèrent les ignorer : parce que ce n'est jamais agréable de penser que les années d'expansion vont déboucher sur des phases d'incertitude et peut-être de récession ; parce qu'aussi ces crises ont été dès le XIXe siècle repérées et analysées principalement par des critiques du capitalisme ; et enfin parce qu'il se trouve toujours des "économistes tant mieux" qui nient leur survenue puis, quand ce n'est plus tenable, sont à l'affût du moindre symptôme susceptible de permettre d'en annoncer la fin prochaine.
 Bref, quiconque connaît un peu d'histoire et a un peu de mémoire sait que, dans un certain temps, une crise va survenir ; mais rares sont ceux qui acceptent de le croire - donc de s'y préparer. Historiens, économistes et politiques, mieux armés pour le savoir, ont plein de tours dans leurs sacs pour n'y pas croire - et se laisser surprendre.
 En quelques mois, on a tout lu, tout entendu à l'occasion de la violente secousse du second semestre 2008. Des conjoncturistes qui n'avaient pas vu venir le séisme bancaire, affirmèrent d'abord que l'économie ne serait pas touchée pour disserter ensuite sur le trimestre de 2009 où pourrait se produire la reprise. Des statisticiens serviles se sont appliqués, probablement à la suite de directives hiérarchico-politiques, à éviter les termes bannis de « récession », « baisse » ou « chute », allant jusqu'à parler de « croissance négative » - une pure ineptie... Des économistes rodés depuis des années à tenir  des discours politiquement neutres - c'est à dire en phase avec ceux du pouvoir -  se sont longtemps contentés de commentaires rassurants, jusqu'au jour où le président de la République a officiellement reconnu la réalité de la crise.
 Car le président Sarkozy lui-même a donné le "la" dans un discours prononcé le 25 septembre 2008 à Toulon :  un discours que nous devons prendre très au sérieux, puisque d'emblée il exprimait sa volonté de "dire la vérité aux Français".
 Voici son diagnostic : "Une crise de confiance sans précédent ébranle l'économie mondiale (...). Comme partout dans le monde, les Français ont peur (...). Cette crise n'est pas finie (...). Cette crise financière, sans équivalent depuis les années 30, marque la fin d'un monde (...)". Bien vu, bien dit.
 Et voici la liste qu'il présente des causes de cette crise : "L'idée de la toute puissance du marché, qui ne devait être contrarié par aucune règle, par aucune intervention politique (...) était une idée folle. L'idée que les marchés ont toujours raison était une idée folle. Pendant plusieurs décennies, on a créé les conditions dans lesquelles l'industrie se trouvait soumise à la logique de la rentabilité financière à court terme (...). C'était une folie dont le prix se paie aujourd'hui !" Sévères vérités, mais qui sonnent comme un triple reniement : le reniement des principes que lui-même a mis en avant comme homme politique et de gouvernement depuis des lustres et que prônent les puissants amis qui l'entouraient lors de son élection comme président.
 S'agit-il, après la révélation de la crise, d'une radicale conversion ? À moins que soudain la mémoire lui ait fourché, lui restituant inopinément quelques fragments d'un tract, attribué à l'ultra-gauche, rapidement parcourus dans un dossier anti-terroriste ? Ou bien qu'une de ses "plumes" se soit laissée entraîner par des souvenirs ou des rêveries d'il y a quarante ans... Car ces "idées folles" ont bien été des idées-forces des droites occidentales, depuis les ruptures opérées par M. Thatcher et R. Reagan au début des années 1980 jusqu'aux réformes sarkoziennes de 2007-2008.
 Le président se rend-il compte qu'il a dérapé ? Veut-il rectifier son propos ? Dans la foulée, il dévide à propos du système en crise dans le monde une litanie de dénégations, qui sont autant de contre-vérités : "ce système, il faut le dire parce que c'est la vérité, ce n'est pas l'économie de marché, ce n'est pas le capitalisme" - (vieille règle de communication politique : plus on fait gros, mieux ça passe)... Car, "le capitalisme, ce n'est pas le court terme ; c'est la longue durée" - (absurde, c'est en permanence le court, le moyen et le long terme). "Ce n'est pas la primauté donnée au spéculateur. C'est la primauté donnée à l'entrepreneur" - (faux, c'est depuis les tous débuts l'un et l'autre, la spéculation étant devenue prédominante dans les dernières décennies). Et finalement : "La crise financière (...) n'est pas la crise du capitalisme" : une incroyable contre-vérité.
 Mais, dans la période actuelle, le président de la République peut tout dire, et n'importe quoi : les journaux, les radios, les télés vont rapporter ses propos en s'appuyant sur le dossier de presse diffusé par les services de l'Élysée : coupé, copié, collé..., quelques commentaires, un bon café, ça passera. Un peu trop long ? Oui d'accord, je peux couper cette remarque - la seule qui avait un petit  quelque chose susceptible d'être ressenti comme irrévérencieux... Un éditorialiste ou un observateur averti réagirait-il ? Trop tard, le président a entre-temps déjà communiqué sur le drame du Belliscistan, le rapt d'un nouveau-né par un forcené et une nouvelle initiative de paix.
 Pour ma part, je suspecte ce salmigondis de vérités, demi-vérités et contre-vérités d'être non une maladresse ou une erreur, mais un stratagème de communication du pouvoir. Avec, derrière le brouillard, ce message subliminal : "Le capitalisme, c'est bien ; ce qui nous arrive de mal ne peut ni ne doit lui être imputé".
 Ayant travaillé depuis plus de quarante ans sur l'histoire économique, et tout particulièrement sur l'histoire du capitalisme, je peux attester non seulement que la crise actuelle est une crise du capitalisme, mais que c'est la crise la plus grave, la plus étendue et la plus complexe de toute l'histoire du capitalisme.

*

 Ce que l'on a commencé a appeler "capitalisme" dans la seconde moitié du XIXe siècle est issu de l'"économie de marché", elle-même issue de l'"économie marchande".
 L'"économie marchande" a émergé très tôt dans l'histoire des sociétés humaines, comme en témoignent pièces de monnaies et tablettes de comptes ; en même temps que se multipliaient les agglomérations, que s'établissait la première division du travail et que s'instituaient les premiers pouvoirs, elle s'est enracinée aux carrefours des voies de passage et autour des centres de puissance - modeste ensemble d'activités au regard de celles directement sous la coupe des puissants et  de l'immense aire de l'autosubsistance ; encore vivace aujourd'hui, elle désigne cette part des échanges faisant l'objet d'achats/ ventes simples et relativement autonomes tant par rapport aux autres logiques économiques qu'à l'égard des autorités.
 L'"économie de marché" s'est enracinée dans l'"économie marchande" : régie au sein d'une agglomération et aux alentours par des règles qui s'imposent aux différents acteurs, elle assurait les conditions d'une interdépendance durable entre des activités productives et les consommations des sphères du pouvoir et de la richesse ; puis elle s'est étendue, renforcée et diversifiée, avec l'agrandissement des territoires, l'élargissement des échanges et le développement du commerce lointain ; animée par la recherche de l'enrichissement personnel et familial, elle a permis à une part croissante de la population de vivre, à certains d'acquérir de grandes fortunes dont témoignent œuvres d'art et demeures, et à quelques-uns de devenir les financiers des princes.
 Le capitalisme est issu de l'"économie de marché" à travers des mutations dont la plus importante est restée longtemps inaperçue, tant elle fut progressive et lente : le mobile de l'enrichissement familial a été supplanté par celui de l'accumulation du capital. Le désir d'enrichissement, individuel ou familial n'a certes pas disparu mais ce qui était jusque là un moyen - l'élargissement des moyens de produire et de commercer - est devenu une fin : un mobile d'autant plus attrayant qu'il permettait aussi d'élargir les sources de financement avec des associés, des actionnaires, les banques et dans certains cas l'État - donc de mieux encore s'enrichir.
 L'"économie de marché" a permis de remarquables développements des manufactures, des marines à voile et du commerce dans différentes régions du monde. Et si la mutation vers le capitalisme s'est amorcée en différentes places, en Asie notamment, elle n'est arrivée à terme qu'en Europe aux XIVe-XVIe siècles : là, s'est de plus en plus imposée cette nouvelle logique consistant à produire et commercialiser pour dégager un profit destiné à être réinvesti dans de nouveaux moyens de produire et de commercialiser.
 Et si la quête de l'enrichissement, notamment grâce au pillage de l'or et du commerce des esclaves et des épices, a été à l'origine des premières colonisations, c'est principalement sur la base de la nouvelle logique capitaliste que la révolution industrielle initiée en Grande-Bretagne au XVIIIe siècle a engendré l'industrialisation de l'Europe et que les plus grands des petits pays d'Europe sont devenus, au XIXe siècle, les principales puissances mondiales.
 L'incessante recherche du profit en vue d'élargir le champ des activités profitables a entraîné l'essor des productions, l'une et l'autre induisant d'amples et profonds bouleversements dès les XVIIIe et XIXe siècles ; séparation de producteurs traditionnels d'avec leurs moyens de production, prolétarisation, terribles conditions de travail des classes ouvrières, consommations croissantes des classes moyennes et plus tard de fragments du monde ouvrier, urbanisation, locomotives et bateaux à vapeur, organisation du travail et recherche de rendements plus élevés...
 Une transformation qui n'a rien d'un long fleuve tranquille. Car, moments essentiels des dynamiques du capitalisme, les décisions des entrepreneurs sont autant de paris sur le futur : en permanence, l'entrepreneur est amené à spéculer sur l'avenir, sur les potentialités d'une fabrication, d'un marché, d'un crédit, d'un investissement ou d'une innovation ; ses décisions sont autant de paris, des paris pris dans un univers complexe : entre monopoles, concurrence, ententes, coopération, rapports de forces, cadres réglementaires, manœuvres déloyales, et rapports plus ou moins difficiles avec les concurrents, les banques, les fournisseurs, les distributeurs, les autorités... Faites d'incessants processus de désajustements/ déséquilibres/ réajustements, les dynamiques du capitalisme sont tissées d'innombrables instabilités. Etn même temps, elles sont porteuses, comme l'a souligné Schumpeter (1942, 1951), d'une multiforme capacité de "destruction créatrice".
 Dans un climat d'expansion et de prospérité, les désajustements sont aisément compensés et, même si elles sont dures pour ceux qui les subissent, les destructions - d'emplois, d'établissements, d'activités anciennes ou de "nouvelles pousses" trop précoces - sont absorbées dans le mouvement d'ensemble. Mais quand les dynamiques combinées du "toujours plus" s'approchent de limites dont les décideurs majeurs tendent presque toujours à estimer  qu'elles pourront encore être repoussées, les rapports se durcissent, les ajustements se bloquent, les réactions négatives s'enchaînent et c'est la crise.
  À travers croissances et crises, spéculations et krachs, dépressions, novations technologiques et industrielles et reprises de l'expansion, les dynamiques capitalistes ont transformé l'Europe, puis un large Occident, puis la quasi-totalité du monde.

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 Les dynamiques du capitalisme sont rythmées par les crises.
 Il en eut de toute nature, de toute ampleur et de toute gravité. Au XIXe siècle, lors du formidable développement du premier capitalisme - charbon, métallurgies et textiles, chemins de fer, locomotives et bateaux à vapeur - on peut égrener un chapelet de crises marquantes : 1815, 1825, 1836, 1847, 1857, 1866, 1873, 1882, 1890, 1900, 1907 ; les premières affectent principalement l'Angleterre et la France, mais dès la seconde moitié du siècle, entrent dans la ronde l'Allemagne, les États-Unis et même la Russie ; et dans chacune de ces crises, comme l'a relevé Charles Kindleberger (1989, 1994), on observe un épisode spéculatif et un surplus d'émission monétaire : ce qu'on constate aussi, à un degré extrême dans la crise qui a éclaté en 2008.
 Au tournant du XIXe et du XXe siècle, concentrations et ententes ont profondément modifié le capitalisme. Ce n'est pas alors qu'est apparu le couple monopole/ concurrence : comme l'a montré F. Braudel, il est à l'œuvre depuis les débuts du capitalisme. Mais le puissant mouvement de formation de très grandes unités a changé la nature et l'ampleur des rapports de forces : trusts, Konzerns, conglomérats, fusions de banques et d'industries fragilisent le capitalisme familial, local et régional et  chacun pèse sur son État pour qu'il appuie ses stratégies. La deuxième révolution industrielle - pétrole, électricité, chimie, électrométallurgie, automobile, armement, aéronautique... - multiplie le nombre des secteurs d'activité et des interdépendances. Les États-Unis qui constituent désormais la première économie du monde n'en assument pas les responsabilités, alors qu'augmente le nombre de pays où s'implante le capitalisme.
 Comme au XIXe, des crises jalonnent les développements et les transformations du capitalisme au XXe siècle : des crises multiples, plus dispersées dans le monde et, pour certaines, plus amples du fait de la taille des champions nationaux qui se confrontent.
 Mais avec le recul, c'est l'enchaînement des crises et des guerres qui ressort : la succession de crises de la fin du XIXe siècle peut se lire comme marquant une "grande dépression" pour les vieux pays capitalistes d'Europe, face à la montée de leurs nouveaux rivaux - États-Unis, Allemagne, Russie et même Japon ; les rivalités s'aiguisent et s'exacerbent avec le partage du monde dont bénéficient largement les "vieilles" puissances européennes - une des sources, assurément de ce que beaucoup ont cru être la "Der des der", mais que nous nommons la Première Guerre mondiale. S'ensuivent des crises de reconversion (aux États-Unis notamment), de difficiles convalescences dans les pays champs de bataille, et de terribles épreuves pour une Allemagne vaincue, amoindrie, amputée et condamnée à payer des réparations. La Grande-Bretagne s'englue dans l'effort pour restaurer la Livre sterling. Prospérité, insouciance, consommation de masse, écrasement, misère et désespoir coexistent dans le monde des années 1920 ; et le krach de 1929 ouvre une longue crise qui élargit la misère et réveille les nationalismes. L'Allemagne hitlérienne s'engage à restaurer la dignité et la grandeur nationales ; mais sa marche forcée à la réindustrialisation et au réarmement débouchent sur la guerre, les conquêtes et le désastre.
 Dans un ouvrage commandé par l'Assemblée générale de la Société des Nations en 1930, l'honorable économiste Gottfried Haberler offrait une somme de près de 600 pages sur Prospérité et dépression - Étude théorique des cycles économiques : publié en 1937, 1939 et 1941, ce livre aurait pu être lu par un exilé ou un prisonnier à Genève pendant la guerre. Mais la SDN n'avait évidemment ni prison, ni prisonnier à qui le faire lire. Et au lendemain de la guerre, même si d'indécrottables libéraux se regroupaient pour maintenir vive la flamme du libéralisme économique, c'est l'interventionnisme, le rôle de l'État et la politique économique qui étaient à l'ordre du jour. Ne fallait-il pas reconstruire, moderniser, trouver la voie vers la consommation de masse, le confort, le bien être, les voitures, les parkings, le grand commerce : bref ce paradis marchand auquel des images d'Amérique invitaient les Européens à rêver.
 Bref, la somme d'Haberler n'eut alors guère d'écho. Entre temps, John Maynard Keynes avait publié la Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (1936, 1942), un ouvrage difficile dans lequel il jetait les bases d'une construction théorique destinée à faire pièce à l'économie classique dominante. Dans son rapport de 1944 Full Employment in a Free Society (1944, trad. fr. 1945), son compatriote William Beveridge estimait que ce livre inaugurait "une nouvelle ère de la théorie économique". Dans cette période, plusieurs pays, dont les États-Unis affirmèrent leur résolution d'assurer le plein emploi et en 1948, la conférence des Nations unies (qui avait remplacé la SDN), réunie à La Havane souligna l'importance de la réalisation et du maintien du "plein emploi productif".
 Face à la menace communiste - soviétique notamment - les dirigeants des pays d'Europe de l'Ouest se sont regroupés sous l'aile de la puissance américaine. Dès 1944, à Bretton-Woods, avait été mis en place, pour remplacer les anciens systèmes de paiements internationaux ayant l'or pour référence, un nouveau système monétaire international : le dollar en était l'étalon - un dollar "aussi bon que l'or", puisque les États-Unis disposaient alors des quatre-cinquièmes des réserves d'or mondiales : chaque monnaie était rattachée par un taux de change fixe au dollar. En 1948, fut créée l'OECE - Organisation européenne de coopération économique, dont la première fonction fut d'assurer la répartition de l'aide américaine à la reconstruction accordée dans le cadre du plan Marshall ; en 1949, ce fut l'Otan - Organisation du Traité de l'Atlantique Nord, destinée à dissuader l'URSS d'attaquer l'un ou l'autre de ses membres. Reconstruction, modernisation, équipement (des collectivités et des foyers) et consommation allaient assurer une assez longue période de croissance : une croissance qui sera qualifiée de "glorieuse" au vu de ses taux, mais qui aura été obtenue au prix de dures conditions faites aux travailleurs et de l'aggravation des atteintes à l'environnement ; une croissance indissociable des regains de vigueur des capitalismes nationaux et qui aura aidé, pour un temps, à oublier les crises. Au point que certains économistes ont même cru que c'en était fini avec elles.
 Au lendemain de la guerre, une rupture s'était accomplie au sein du petit monde de l'économie. Les dogmes libéraux de l'économie classique apparaissant indissociables de la désastreuse crise des années 1930, les tenants du libéralisme économique s'étaient trouvés marginalisés. Une large part de la nouvelle génération avait choisi Keynes comme étendard. Le comité de conseillers économiques de J. F. Kennedy, nourri des idées de Keynes, eut à cœur de les mettre en action ; et son président, Walter Heller, quand il en présentera le bilan en 1966, se félicitera de sa parfaite réussite, pour conclure : "Nous sommes unanimes à penser que l'économie ne peut pas trouver son rythme d'elle-même. Il semble maintenant tout naturel que le gouvernement intervienne pour maintenir l'emploi et la croissance économique à des taux élevés, tâche essentielle que les mécanismes du marché ne sauraient effectuer spontanément" (1966, 1968, p. 47). Paul A. Samuelson ira plus loin encore en proclamant en 1971 : "L'ère post-keynésienne s'est donné les moyens d'une politique de la monnaie et de l'impôt permettant de créer le pouvoir d'achat indispensable pour éviter les grandes crises (...). Avec nos connaissances d'aujourd'hui, nous savons assurément comment éviter une récession chronique".
 Samuelson était alors considéré par beaucoup comme le plus grand économiste du monde. Parmi les premiers à introduire la formalisation mathématique au cœur de l'analyse économique, il avait réexaminé et reformulé sous forme mathématique les apports antérieurs majeurs de la théorie économique. Puis, travaillant sur des points cruciaux sur lesquels les tenants de théories opposées avaient mené des conflits sans fin, il avait, à partir des "alias mathématisés" (produits par lui) de .ces théories, dégagé de possibles compatibilités. Sur ces bases, il avait offert aux belligérants éberlués ce qu'il appela une synthèse, qu'il qualifia de néoclassique. Porté par la vague de l'interventionnisme keynésien, il fut conseiller économique du sénateur, candidat puis président J.F. Kennedy, puis de son successeur. Premier Américain à accéder à cette consécration après les Européens Ragnar Frisch et Jan Tinbergen il reçut en 1970, le prix de sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel (abusivement nommé "prix  Nobel"). Et l'année suivante, il assurait que les économistes savaient désormais "éviter les grandes crises".
 Sans doute avait-il oublié de croiser les doigts ! C'est précisément en fin d'année 1971 que le président Nixon, confronté aux difficultés de l'économie américaine et à la chute du stock d'or de la Fed, détacha le dollar de l'or, avant de le dévaluer de 10 % par rapport au métal jaune ; par là il abolissait le système monétaire international mis en place à la fin de la guerre par les accords de Bretton-Woods, un système qui avait favorisé le développement des échanges grâce à la stabilité des changes - chaque monnaie ayant un taux de change fixe par rapport au dollar considéré lui comme "as good as gold". En outre, cette double opération manifestait l'affaiblissement du dollar, ce qui compta, en 1972 et 1973, dans lesdécisions des pays producteurs de pétrole d'en relever les prix en dollars. Ces trois crises liées - du dollar, du système monétaire international et du pétrole - ébranlèrent un temps les économies occidentales et suscitèrent de nouveaux déséquilibres : avec notamment la formation de fortes réserves de dollars (payés par les pays consommateurs) dans les pays producteurs d'or noir.
 Au total, avec le recul, ces crises de 1971-73 peuvent être vues comme des ébranlements précurseurs des crises de la fin du XXe siècle qui, jusqu'au puissant séisme de 2008-2009, jalonnent une nouvelle Grande mutation séculaire : un processus par bien des points semblable à la Grande dépression de la fin du XIXe siècle, mais bien plus ample et complexe.

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 Essayons d'en dégager quelques lignes (voir Beaud, 1981/2000, 1989 et 1997/2000).
 Les secousses de 1971-73 se sont produites en une période où les compromis sociaux - fordiste aux États-Unis, sociaux-démocrates en Europe -  qui avaient permis les croissances économiques de l'après-guerre, avaient commencé à se fissurer. En témoignaient la multiplication des conflits sociaux, l'ampleur des mouvements de 1968, des mises en cause de la société de consommation et la montée de la contestation écologiste. D'où un brutal retour au libéralisme, souhaité par les dirigeants des grandes firmes et mis en œuvre au début des années 1980 par Margaret Thatcher au Royaume-Uni et Ronald Reagan aux États-Unis, puis par d'autres hommes politiques de droite : moins d'État, déréglementation, dérégulation, ouverture des frontières des pays tiers aux firmes des pays puissants... Pour les firmes qui en avaient besoin, cela a permis de trouver d'autres marchés, mais surtout de faire produire à des coûts sans cesse plus bas, dans des pays émergents ou pauvres - à travers des créations de filiales, de la sous-traitance ou la recherche permanente des meilleures conditions d'approvisionnement dans le monde. D'où, dans les pays "avancés", des réductions d'emploi et des fermetures d'entreprises, atteignant parfois la dimension de crises, locales ou sectorielles ; d'où aussi le chômage, la précarisation de plus en plus large des travailleurs et la progressive réduction de leur part dans le partage des richesses produites, comme on le verra dans le chapitre suivant.
 Cette vague de libéralisation a bien sûr aussi touché les services et notamment la bourse, la finance, la banque, l'assurance, entraînant aussi bien un assouplissement des règles et des contrôles que l'apparition d'activités parallèles échappant à l'encadrement des professions en place - avec, à l'échelle du monde, la multiplication et la prospérité croissante des paradis fiscaux. Or, le système de changes flottants, qui remplaçait le système monétaire international mis en place à Bretton-Woods, s'est vite révélé un "non-système", qui livrait aux "marchés" le fonctionnement de l'économie internationale.  
 Aux "marchés" : j'ai repris volontairement cette expression couramment utilisée et admise, car l'emploi de ce mot, apparemment anodin, peut être profondément fallacieux ; il évoque une puissance, une divinité bienveillante qui réglerait les choses au mieux pour tous les échangistes : une fonction que l'on peut reconnaître aux marchés sur lesquels négocient des acteurs pas trop inégaux en pouvoir et en information. Or, sur les marchés nationaux et internationaux contemporains, interviennent des acteurs extrêmement inégaux à tous points de vue ; et la force ou les choix que la formule prête aux "marchés" sont en fait ceux de leurs principaux acteurs : les plus puissants, les plus audacieux, les mieux informés ; c'est des rapports de forces entre eux, de leurs stratégies, de leurs rivalités ou de leurs connivences, que dépendent, pour l'essentiel, les tendances et les soubresauts des marchés.
 C'est ainsi que s'ouvrit une nouvelle page de l'histoire du capitalisme marquée par la prédominance d'une constellation d'organismes financiers. La prédominance de la finance n'est pas un phénomène nouveau : ainsi, au tournant du XIXe siècle et du XXe siècle, des groupes financiers prenaient le contrôle de grandes unités (industrielles, commerciales, bancaires), pour construire des ensembles au sein desquels ils suscitaient des synergies et menaient des stratégies. Ce qui a été marquant dans la phase néolibérale de la fin du XXe siècle, c'est qu'une constellation de banques d'affaires, de fonds de placements (y compris de retraites), de fonds spéculatifs (hedge funds)  et autres organismes financiers - vite accompagnés par une nuée d'officines de spéculation et de raiders - utilisèrent leurs moyens financiers pour mener, à travers les marchés, une stratégie de prédateurs : choisir une proie à la fois prospère et vulnérable, en prendre le contrôle, en accroître la rentabilité pour en extraire le plus possible et la revendre dans les meilleurs délais - tout cela dans la plus parfaite irresponsabilité : un mélange de piratage et de vampirisme sous couvert de libre jeu des marchés. Et les mirobolants résultats obtenus amenèrent des directions de banques et des directeurs financiers de firmes productives, de caisses de retraites ou d'organismes semi-publics, à entrer dans la ronde en recherchant ou exigeant à leur tour des rendements plus élevés. Or, chacun savait que 10, 15 ou 20 % de rendement, ce n'était pas tenable ; mais aucune autorité, aucun responsable n'y mit le holà - malgré quelques alertes, notamment le sauvetage in extremis du fonds spéculatif américain LTCM en 1998, l'éclatement de la bulle internet en 2000 et la faillite d'Enron fin 2001.
 Quant aux changes flottants, ils donnèrent une nouvelle vie aux marchés des changes, offrant de nouvelles occasions de gagner, de perdre, de spéculer. Les saveurs des crises capitalistes s'enrichirent à nouveau du piment de la spéculation sur les changes. Des financiers austères et des forbans avisés participèrent au jeu - potentiellement aussi rentable pour quelques joueurs que coûteux pour un pays - de la spéculation sur une monnaie, par exemple contre la livre sterling en 1992 ou contre des monnaies d'Asie du Sud-Est en 1997. Pour se protéger contre les risques de changes - comme contre les autres risques bancaires, financiers et boursiers - furent inventés de nouveaux produits financiers de plus en plus sophistiqués, conçus et programmés sur ordinateurs et pour lesquels s'ouvrirent de nouveaux marchés fonctionnant d'emblée à l'échelle mondiale entre les principales places financières, grâce aux progrès des télécommunications, à la fois consacrés et boostés par l'Internet.
 Bref, un nouvel Eden s'ouvrit à la spéculation internationale. Un Eden dont l'extrême sophistication mathématico-informatique ne laissait au commun des banquiers que le choix entre y croire ou n'y pas croire. Un Eden dans lequel des myriades d'opérations sophistiquées sillonnaient la planète, se nouaient, se dénouaient à la vitesse de la lumière, ne laissant aux fonctionnaires chargés de contrôler, que le choix entre passer beaucoup de temps à tenter de saisir ce qui s'était passé lors d'une journée tumultueuse ou se fier à la réputation des puissants, et de quelques autres appartenant au club. Un Eden où les Hedge Funds jouaient de réels millions sur d'irréelles usines, où l'on pouvait gagner ou perdre gros en quelques clics, et où s'étaient abolies les frontières entre le business et la spéculation, entre le calcul et la folie, entre le rêve et le cauchemar.

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 Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le monde avait connu une longue période - plus de soixante ans - sans déflagration planétaire, mais avec une longue "guerre froide", de nombreux conflits (entre pays du Nord et peuples ou pays du Sud, ou entre pays voisins) et la multiplication d'affrontements armés et d'actes terroristes aux mobiles nationaux, ethniques, religieux, claniques, mafieux, économiques ou socio-économiques.
 Il a aussi connu, à travers conjonctures diverses et crises, une très longue croissance économique  ou, plus précisément, une croissance des activités économiques comptabilisées - compte non tenu des activités traditionnelles ou villageoises détruites, des ressources non ou difficilement renouvelables prélevées et consumées et des dégâts et dégradations durables causés au vivant, aux écosystèmes et à la Terre. Sur cette base, le produit mondial a été multiplié par dix de 1950 à 2007 (note 1). Dans le même temps, la population mondiale a été multipliée par 2,6. Les cours de la bourse connaissaient eux une croissance, accidentée certes, mais de plus en plus escarpée - le Dow Jones passant de quelques centaines de points dans les années 1950 à plus de 4 000 en 1993, plus de 12 000 en 1998 et, - après une chute à 8 000 en 2001 - plus de 14 000 en 2007 (Manière de voir, 102) : ces chiffres traduisent à la fois le fait que les trente entreprises du Dow Jones pèsent de plus en plus lourd et, depuis le milieu des années 1990, l'extrême engouement pour la spéculation.
 Cet engouement a touché toutes les bourses du monde, de Buenos Aires à Shanghaï et de Riyad à Moscou. Puis des spéculateurs, inquiets de ces hausses faramineuses, se sont tournés vers l'immobilier, puis vers l'or, le cuivre, le maïs et le blé - produits dont les cours souvent triplèrent en quelques années ou quelques mois (note 2) : des hausses spéculatives dont les effets ont été marquants sur les consommateurs du monde entier et sur l'alimentation des populations démunies, notamment dans les pays émergents et pauvres.
 Aux États-Unis, tensions et déséquilibres s'étaient aggravés du fait des politiques menées par George Bush Jr, élu en 2000 et réélu en 2004, un président aux croyances fortes et aux idées simples, mais aux compétences et aux connaissances insuffisantes pour sa fonction, largement sous l'empire de lobbies - militaro-industriel, pétrolier et financier notamment. Après quatre années d'excédents budgétaires à la fin de la présidence Clinton, les déficits publics étaient réapparus dès 2001. La faiblesse de l'épargne et l'importance des endettements accroissaient la dépendance à l'égard de l'extérieur, creusant le déficit des opérations extérieures courantes et augmentant  le niveau de la dette nette envers l'étranger (note 3). Bref, grâce à l'alourdissement de son endettement auprès du Japon, des pays du Golfe et, de plus en plus, de la Chine, c'est très au dessus de ses moyens que le pays vivait, consommait, menait ses guerres et, même s'enrichissait - tout en accentuant ses propres inégalités.
 Le chômage avait recommencé à augmenter en 2006 alors que, depuis 2000, le taux d'endettement des ménages s'était fortement accru. Avaient particulèrement augmenté les crédits immobiliers, et notamment pour faire face à l'essoufflement du marché à partir de 2003, les crédits "subprime" (note 4), crédits hypothécaires à taux variables proposés à des taux attractifs aux ménages les moins solvables : des créances à risques - mais dont les risques ont rapidement été dilués avec d'autres dans des produits financiers dérivés, eux-mêmes recédés à travers le monde à d'autres organismes financiers, bancaires, d'assurance, de placements ou de spéculation. Ce fut là le détonateur du premier feu d'artifice de la crise : la crise immobilière états-unisienne de l'été 2007 a débouché sur une crise bancaire, puis boursière et financière, qui, au début 2009, a donné un coup d'arrêt à la croissance mondiale.
 De grandes et de petites banques, des institutions financières et d'innombrables officines, aux États-Unis, puis dans le monde,  furent conduites au bord de la faillite ; certaines furent sauvées, d'autres non. La confiance implosa, le crédit entre banques se rétrécit comme une contrefaçon de peau de chagrin, le système de paiement parut menacé et, avec lui, le fonctionnement même de nos économies. Car cette crise a fait éclater à quel point nos économies dépendent de la circulation de l'argent : placements, dépôts et paiements, tous ces signes informatiques stockés ou diffusés à la vitesse de la lumière ont besoin non seulement d'équipements informatiques et d'internets irréprochables, mais aussi de la confiance. Et pour sauvegarder la confiance, ce furent des dizaines, puis des centaines de milliards de dollars que les États durent injecter dans les banques - dont les pertes se chifferont en centaines, peut-être en  milliers de milliards de dollars...
 Les bourses, elles, ont baissé en 2008 de 31 % à Londres à 72 % à Dubaï  (note 5). On peut estimer qu'à ce stade de la crise, a été perdue la moitié de leur capitalisation, soit des milliers de milliards de dollars, peut-être entre 20 et 30 000  milliards de dollars.
 Puis ce fut le tour de l'économie réelle...
 Ce fut tout cela - et bien plus encore - la crise de 2008-2009 : inscrite dans la longue lignée des crises périodiques du capitalisme, elle a la singularité d'être le temps fort d'une longue, incertaine et redoutable mutation.
 Comme dans les précédentes, il y a eu épisodes spéculatifs, excès de liquidités, ébranlement des processus d'accumulation et contre-chocs en cascade - d'imposantes pyramides se révélant de fragiles châteaux de cartes.
 Comme dans les précédentes, les prévisionnistes patentés n'ont rien vu venir, même si, après coup, on constate qu'alertes et mises en garde n'ont pas manqué (voir l'Encadré "Fâcheux alarmistes").
 Comme dans les précédentes, il y  a des perdants et des gagnants, des activités sinistrées et d'autres qui se développent, des entreprises fermées et d'autres qui se créent, des emplois supprimés, des vies gâchées, des espérances brisées - au total, un effarant désastre, avec des percées de renouveau. C'est ainsi que le capitalisme mue.
 S'il a existé une période de mutation analogue, ce fut la "Grande dépression" de la fin du XIXe siècle : comme alors, de nouvelles puissances travaillent à se renforcer et s'affirmer - aujourd'hui la Chine, la Russie, l'Inde, le Brésil... Comme alors, de nouvelles énergies et de nouvelles technologies s'annoncent, qui entraîneront de profondes transformations. Comme alors, de nouvelles armes, de nouvelles idées, de nouveaux horizons, de nouvelles raisons d'espérer ou de s'inquiéter...
 Mais la crise de 2008-2009 est quand même sans précédent.
 Jamais le capitalisme n'avait atteint ce degré de mondialisation.
 Jamais les puissances financières n'avaient eu sur les activités productives l'emprise qu'elles ont établie dans les années 1990 et 2000.
 Jamais des puissances financières n'avaient vampirisé les activités productives comme elles l'ont fait dans les années 1990 et 2000.
 Jamais crise n'avait engendré de tels ravages en si peu de temps.
 Cette crise est sans précédent, aussi, pour une toute autre raison : alors que de larges composantes de l'Humanité vivent dans la pauvreté ou la misère, les consommations des détenteurs de pouvoir d'achat - un pouvoir devenu vital dans le monde d'aujourd'hui - font que les prélèvements et les rejets induits par les activités humaines dépassent, depuis les années 1980, ce qui est acceptable pour que la Terre puisse se reproduire correctement.
 Ressources, énergies, eau, air, océans, climats, sols, forêts, espèces vivantes sur terre, dans les eaux et dans les airs... En tout, comme nous le verrons dans la chapitre III, nous touchons aux limites, quand nous ne les avons pas déjà transgressées.
 Une Humanité profondément inégale met en péril ce qui est à la fois sa maison, son jardin et ses sources de vie.
 La Grande dépression de la fin du XIXe siècle avait provoqué de nouvelles conquêtes coloniales et le partage du monde entre les grandes puissances d'alors. La crise des années 1930 et la Seconde Guerre mondiale ont remis en cause ce partage pour lui substituer de nouvelles dominations économiques et militaires, technologiques et financières. Aujourd'hui, de nouvelles puissances s'affirment, de pressantes demandes viennent des zones de pauvreté : comment pourra-t-on y faire face sur une Terre amoindrie et elle-même en danger ?

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Encadré

Fâcheux alarmistes

 Pour ma part, j'ai dès la fin des années 1980 souligné que les déficits des  États-Unis constituaient la première source de déséquilibres pour l'économie mondiale et avaient notamment été à l'origine "des désordres monétaires et financiers des années 1980 (...). C'est la puissance prédominante (...) qui est le principal fauteur des troubles" (1989, p. 125). Je m'en inquiétais à nouveau en 2000 en mettant en cause "d'inquiétants déficits extérieurs et d'importants endettements extérieurs et intérieurs (...) susceptibles d'affecter l'économie mondiale" (Le Temps, 10 I 2000, p. 24). Mais ce thème n'était guère prisé alors.
 Après la crise de 1997, le plus éminent économiste français Maurice Allais, esprit singulier et indépendant, a dégagé les sources de ce qu'il voyait déjà comme une crise mondiale : le financement d'investissements à long terme avec des fonds empruntés à court terme, le développement d'un endettement gigantesque, une spéculation massive, un système financier et monétaire fondamentalement instable. "Partout la spéculation est favorisée par le crédit puisqu'on peut acheter sans payer et vendre sans détenir (…). Sur toutes les places cette spéculation, frénétique et fébrile, est permise, alimentée et amplifiée par le crédit. Jamais dans le passé elle n'avait atteint une telle ampleur." (1999, p. 73)..
 En septembre 2006, Nouriel Roubini, économiste américain fils d'un marchand de tapis né à Istanbul, participait à une conférence au Fonds monétaire international ; dans son intervention, il annonçait qu'une grave crise couvait. Le Monde (19-20 X 2008) raconte : « celui que le New York Times surnomme "Dr Doom" - "Dr Mauvais Présage" - avait fait le récit de cette catastrophe annoncée. Après son discours, l'animateur avait lancé, cruel : « Peut-être qu'après cela il nous faudra un petit remontant ? » Tout le monde avait ri. « Les gens pensaient que j'étais fou », se souvient-il. Alors, l'argent était facile, le Dow Jones prenait 10 % l'an, les banquiers d'affaires engrangeaient des bonus en « zillions ». Autrement dit, c'était la belle époque. Aujourd'hui le monde est secoué par une crise que le magazine Time compare à la Grande Dépression de 1929. Et Nouriel Roubini est devenu l'un des économistes les plus réclamés. Il anime des colloques à Davos, Paris, Hongkong ou Londres, s'entretient avec le président de la Banque centrale européenne, Jean-Claude Trichet, comme avec les proches de la Maison Blanche ».

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Notes du chapitre I


 1. Passant de 5 340 à 54 300 milliards de dollars, le produit mondial a été multiplié par dix de 1950 à 2007 (Maddisson, 2001 et Banque mondiale, 2008).
 2. Après les bourses et l'immobilier, les spéculateurs se sont tournés vers l'or (cours à New York multiplié par 3 de 2001 à début 2008), le cuivre (cours à Londres multiplié par 3 de début 2004 à début 2005 et resté élevé jusqu'à fin 2007), le pétrole (cours à New York multiplié presque par 3 de début 2006 à fin 2007), le maïs (cours à Chicago multiplié par 3 de début 2006 à fin 2007), le blé (cours à Chicago multiplié par plus de 4 de mi-2006 à fin 2007) (Le Monde Économie, 3 VI et 9 XII 2008).
 3. Aux États-Unis, les déficits publics sont réapparus dès 2001. Le taux d'épargne, qui avait été de plus de 7 % de 1988 à 1992, était inférieur à 2 % entre 2006 et 2008. L'endettement total des ménages, des entreprises, du secteur financier et du secteur public, qui a été en moyenne de deux  fois le PIB sur la période 1916-2008 et qui avait une seule fois, en 1932, atteint le pic de trois fois le PIB, a dépassé trois fois et demi le PIB au deuxième trimestre de 2008. Le déficit des opérations extérieures courantes s'est creusé, atteignant 6,2 % du PIB en 2006 et 5,3 % en 2007 ; et la dette nette à l'égard de l'étranger (excès de la dette extérieure états-unisienne sur les créances à l'égard de l'étranger), apparue au milieu des années 1980 et demeurée inférieure à 10 % du PIB jusqu'en 1999 a été depuis 2001 proche de 20 % du PIB (Le Monde Économie, 7 X 2008 et 19 I 2009, et Conjoncture, BNP Paribas, 7 2008).
 4. Le chômage avait recommencé à augmenter passant de moins de 4 % en 2006 à plus de 6 % courant 2008. Le taux d'endettement des ménages s'est accru de 40 % de 2000 à 2007. La part des crédits subprime dans les crédits hypothécaires, comprise entre 2 et 4 % entre 1998 et 2002, se situait entre 12 et 14 % entre 2004 et 2008 : dans cette dernière période, la progression des crédits subprime a contribué pour près du quart à l'augmentation des crédits hypothécaires (Conjoncture, BNP Paribas, 10-11 2008).
 5. Pour les bourses, la chute a été en 2008, de 31,3 % à Londres, 33,8 % à New York, 40,4 % à Frackfort, 40,7 % à Séoul, 42,1 % à Tokyo, 42,7 % à Paris, 48,3 % à Hong Kong, 49,8 % à Buenos Aires, 51 % à Tel Aviv, 52,5 % à Bombay, 56,5 % à R
iyad, 65,4 % à Shanghaï, 67,2 % à Moscou, 72,4  % à Dubaï (Ouest France, 2 I 2009).

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