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UN LIVRE QUI S'ÉCRIT
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Première partie
Trois fléaux majeurs de notre temps
27 décembre 2004 : à la suite d’un long
travail des plaques tectoniques de la région, se produit au
large de l'île de Sumatra un violent séisme -
d'une magnitude supérieure à 9. Les rares
spécialistes qui tentent d’alerter des
autorités ou des radios sur le risque d’un
raz-de-marée n’y parviennent pas. Dans les heures
qui suivent un tsunami ravage des rivages d'Indonésie, puis
l'île touristique de Phuket et les côtes du sud de
la Thaïlande, du sud de l'Inde et du Sri Lanka. On
dénombrera plus de 200 000 morts et disparus.
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Une fillette, qui avait peu avant appris à
l’école les signes avant-coureurs du tsunami, a
alerté ses parents quand elle a vu l’eau se
retirer - sauvant ainsi sa famille. Une tribu venue d’Afrique
en des temps lointains et aujourd’hui
“protégée” dans une
“réserve” du Sud-Est de
l’Inde, sachant par la tradition la dureté de la
lutte que se livrent l’océan et la terre,
s’est regroupée et
précipitée vers les hauteurs dès
qu’elle a vu la mer s’éloigner du rivage
: aucun de ses membres n’est mort. Il a aussi
été dit que les éléphants
du parc touristique de Phuket se sont libérés de
leurs chaînes peu avant le raz-de-marée pour aller
se réfugier dans la forêt.
Mais une part importante des victimes, comme beaucoup
d’autres qui eux ont survécu, ont vu
l’océan baisser anormalement, puis
observé, parfois filmé, les vagues qui se
rapprochaient avant de venir - dévastant tout sur leur
passage - se fracasser avec une puissance et une violence terrifiantes.
Aujourd’hui, deux phénomènes majeurs
travaillent notre monde. Alors que l’argent est devenu le
principal “facteur commun” des
sociétés humaines, les
inégalités des ressources et des fortunes
monétaires atteignent des proportions astronomiques. Et,
alors que des milliards d’humains vivent dans la
pauvreté et le dénuement, l’ensemble
des activités humaines affectent gravement les
équilibres et la reproduction de la Terre.
À travers les spirales interagissantes des
développements scientifiques, technologiques, productifs,
marchands et financiers, sont en permanence produites et
détruites des flots de marchandises ; des couches et des
classes sociales accèdent à l’aisance ;
des aires d’opulence se constituent, sans que jamais soit
éradiquée la pauvreté ; des groupes,
des communautés rurales, dont les besoins sont
demeurés à la mesure de leurs ressources vivent
encore dans un bien-être prudent hérité
du passé ; mais des multitudes s’enlisent dans le
dénuement, manquent souvent de l’essentiel et
s’enfoncent dans la misère, tandis que des
oligarques - héritiers de familles
déjà liées aux sphères de
pouvoir et d’argent, ou aventuriers ayant su se jouer des
soubresauts de la finance, de l’économie ou de
l’histoire - font des fortunes immenses,
quasi-illimitées depuis qu’une vague
d’ultra-libéralisme a submergé nos
sociétés.
D’un côté des fortunes et des revenus
inconcevables pour la plupart d’entre nous ; de
l’autre une misère et un sentiment
d’impuisance et d’écrasement
insupportables : ce degré
d’inégalité met en danger les
sociétés, l’Humanité, la
Terre elle-même.
Or, les activités humaines portent de plus en plus gravement
atteinte à notre planète. Sans cesse plus de
marchandises produites et consommées, c’est sans
cesse plus d’extractions minérales et
pétrolières, plus de
prélèvements sur des ressources à
lents rythmes de renouvellement, plus de hauts rendements
exigés des sols, plus de pollutions, de rejets, de
déchets... Dans les années 1980, nous avons
commencé à prélever/ produire/
consommer et rejeter plus que la Terre ne peut supporter. Et,
désormais, il y a le trou dans la couche d’ozone
(qu’une information lénifiante nous a presque fait
oublier), l’effet de serre (que la communication des hommes
de pouvoir met depuis peu au premier plan), les ravages de moins en
moins réparables causés au vivant, les pollutions
(que des firmes de pays riches ont
“traitées” par des
délocalisations), les nouvelles pollutions des pays
émergents (dont témoigne aujourd’hui
l’ensemble de nuages noirs qui s’étend
de la Mer de Chine au Golfe persique), les déchets dangereux
(que des mafias déversent dans des écarts, des
fleuves ou des mers)...
À lui seul, l’état de la
planète est alarmant. Des vigies tentent d’alerter
depuis des décennies. Des rapports officiels mettent en
garde depuis une trentaine d’années. Mais de
décennie en décennie, on tarde à
décider et, la volonté politique manquant, on
tarde aussi à agir...
Aujourd’hui, la conjonction entre les maux dont souffre la
Terre et l’inégalité qui disloque nos
sociétés et fracture le monde prépare
des cataclysme sans commune mesure avec le tsunami qui a
ravagé des rivages d’Asie du Sud-Est à
la fin de 2004.
Tel est le cadre, le contexte dans lesquels a
éclaté, dans
l’été 2008 une crise
financière, indissociable d’une crise
économique au cours plus lent et plus long. Comme toujours,
cette crise a pris tout le monde au dépourvu...,
même si beaucoup la redoutaient et que quelques-uns
l’avaient annoncée. Et pourtant, elle trouve
très normalement sa place dès lors
qu’on l’inscrit dans l’histoire
pluriséculaire du capitalisme ; et pour qui se contente de
regarder les dernières décennies, elle
apparaît comme l’inéluctable
aboutissement des trente années
d’ultralibéralisme, de
désétatisation, de
déréglementation ouvertes par
l’accession au pouvoir de Margaret Thatcher et de Ronald
Reagan : une tornade de dogmatisme, de simplisme et
d’écrabouillage des plus faibles, qui, avec
l’assistance des ordinateurs et d’internet a ouvert
la voie à une stupéfiante
prolifération des activités
financières et à d’ubuesques
carambouilles dans les sphères
enchevêtrées de la finance mondiale.
Le plus frappant est qu’en quelques mois, les hommes de
pouvoir et les organes d’information ont consacré
à cette crise bien plus de commentaires qu’ils
n’en ont consacré aux dévastations de
la Terre ou à la misère du monde dans les
dernières années. L’argent est soudain
apparu comme plus important que l’eau, l’air ou le
vivant - les démunis, eux, étant
passés à la trappe. Pour les banques les
dirigeants des grands États ont dégagé
sans barguigner des centaines de milliards de dollars - disons mille
fois plus que ce qu’ils pouvaient finir par promettre dans le
cadre d’ardues négociations consacrées
à la lutte contre la pauvreté dans le monde, et
cent fois plus que ce qu’ils envisageaient
d’engager dans d’essentielles actions
environnementales : trop souvent des promesses non honorées
et des engagements non tenus.
C’est par la crise que je commencerai l’examen des
fléaux de ce début de siècle.
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Chapitre I
Une crise périodique sans précédent
Au
printemps 2008, j'ai été contacté par
téléphone ; mon interlocuteur m'a dit travailler pour une
organisation à mi-chemin entre l'associatif et le semi-public
territorial ; il était chargé, par des organismes
à mi-chemin entre le public et le privé, d'organiser une
session de formation de formateurs - des formateurs appelés
à intervenir auprès de personnes à mi-chemin entre
l'emploi et le chômage (ou l'inverse). Il me proposait d'y
présenter un tableau de la situation économique en France
et en Europe - sans oublier le contexte mondial et en évoquant
des perspectives. Mon interlocuteur me demanda si c'était dans
mes cordes. Je répondis que je continuais à travailler
sur ces questions, obtins plus d'informations sur les participants et
demandai quand devait avoir lieu la session : à l'automne, me
répondit-il - ce qui me convenait.
Tout naturellement, je lui exposai ce qui me venait en tête :
nous sommes dans la troisième grande crise du capitalisme ; plus
qu'à celle des années 1930, cette crise ressemble
à la "Grande dépression" de la fin du XIXe siècle,
notamment en ce qu'elle est annonciatrice de nouvelles énergies,
de nouvelles technologies et de nouveaux rapports de forces mondiaux.
La grande difficulté et le principal défi sont que cette
crise se combine à une autre, entièrement nouvelle :
celle des relations entre les activités humaines et la
planète. Nous surexploitons la Terre et affectons ses
équilibres fondamentaux...
Visiblement, ce n'était pas ce qu'attendait mon interlocuteur :
"Vous savez, ce n'est pas moi qui décide... Ma hiérarchie
préférerait sans doute qu'on évite les mots
« crise » ou « dépression »... Et puis,
êtes-vous obligé de parler de « capitalisme »"
? Je lui dis que c'étaient les termes les plus appropriés
pour traiter le sujet proposé et que je ne voyais pas comment je
pourrais répondre à sa demande sans employer ces mots.
Puis, pour le mettre à l'aise, je lui dis de voir avec sa
hiérarchie, en précisant que je préférais
un refus clair à un accord ambigu.
Il me rappela pour me confirmer le refus. Je le remerciai d'avoir eu le
courage de le faire. Très courtoisement, il m'invita à
assister à la session : une invitation que je déclinai.
C'est là mon seul regret.
Car, à l'automne 2008, après un fantastique foisonnement
de la sphère financière, une crise bancaire,
financière et boursière d'une gravité inouïe
a éclaté aux États-Unis, avant de déferler
sur le monde en déstabilisant l'ensemble des économies.
Et cela m'aurait amusé de voir si l'intervenant choisi
réussissait à parler de la situation économique en
France, en Europe et dans le monde sans employer les mots « crise
» ou « capitalisme ». Le président Sarkozy
lui-même ne venait-il pas de les utiliser ?
La décision des mandants a cependant été sage.
Car, si j'étais intervenu, je n'aurais pas pu ne pas discuter et
corriger le discours du président sur la « crise »
et le « capitalisme ».
*
Des crises ont
jalonné toute l'histoire des sociétés humaines.
Qu'elles aient été associées aux saisons ou aux
configurations solaires ou astrales - les années de vaches
maigres venant après les années de vaches grasses - ou
induites par des événements exceptionnels -
inondations ou sécheresses, invasions, guerres, troubles
politiques et sociaux... - , ces crises avaient des effets sur
l'alimentation, les productions, les échanges ; la
mémoire s'en transmettait de générations en
générations, avec des savoirs et des savoir faire
permettant de s'y préparer et d'y faire face.
Depuis le développement de l'économie de marché,
puis du capitalisme, d'autres crises sont apparues, induites par des
déséquilibres, des processus, des dysfonctionnements
propres à ces systèmes économiques et sociaux :
des crises qui s'ajoutèrent aux précédentes, se
combinèrent avec elles et, dans les deux derniers
siècles, prirent le pas sur elles.
Ces crises, nos sociétés et notamment nos dirigeants,
préfèrent les ignorer : parce que ce n'est jamais
agréable de penser que les années d'expansion vont
déboucher sur des phases d'incertitude et peut-être de
récession ; parce qu'aussi ces crises ont été
dès le XIXe siècle repérées et
analysées principalement par des critiques du capitalisme ; et
enfin parce qu'il se trouve toujours des "économistes tant
mieux" qui nient leur survenue puis, quand ce n'est plus tenable, sont
à l'affût du moindre symptôme susceptible de
permettre d'en annoncer la fin prochaine.
Bref, quiconque connaît un peu d'histoire et a un peu de
mémoire sait que, dans un certain temps, une crise va survenir ;
mais rares sont ceux qui acceptent de le croire - donc de s'y
préparer. Historiens, économistes et politiques, mieux
armés pour le savoir, ont plein de tours dans leurs sacs pour
n'y pas croire - et se laisser surprendre.
En quelques mois, on a tout lu, tout entendu à l'occasion de la
violente secousse du second semestre 2008. Des conjoncturistes qui
n'avaient pas vu venir le séisme bancaire, affirmèrent
d'abord que l'économie ne serait pas touchée pour
disserter ensuite sur le trimestre de 2009 où pourrait se
produire la reprise. Des statisticiens serviles se sont
appliqués, probablement à la suite de directives
hiérarchico-politiques, à éviter les termes bannis
de « récession », « baisse » ou «
chute », allant jusqu'à parler de « croissance
négative » - une pure ineptie... Des économistes
rodés depuis des années à tenir des discours
politiquement neutres - c'est à dire en phase avec ceux du
pouvoir - se sont longtemps contentés de commentaires
rassurants, jusqu'au jour où le président de la
République a officiellement reconnu la réalité de
la crise.
Car le président Sarkozy lui-même a donné le "la"
dans un discours prononcé le 25 septembre 2008 à Toulon
: un discours que nous devons prendre très au
sérieux, puisque d'emblée il exprimait sa volonté
de "dire la vérité aux Français".
Voici son diagnostic : "Une crise de confiance sans
précédent ébranle l'économie mondiale
(...). Comme partout dans le monde, les Français ont peur (...).
Cette crise n'est pas finie (...). Cette crise financière, sans
équivalent depuis les années 30, marque la fin d'un monde
(...)". Bien vu, bien dit.
Et voici la liste qu'il présente des causes de cette crise :
"L'idée de la toute puissance du marché, qui ne devait
être contrarié par aucune règle, par aucune
intervention politique (...) était une idée folle.
L'idée que les marchés ont toujours raison était
une idée folle. Pendant plusieurs décennies, on a
créé les conditions dans lesquelles l'industrie se
trouvait soumise à la logique de la rentabilité
financière à court terme (...). C'était une folie
dont le prix se paie aujourd'hui !" Sévères
vérités, mais qui sonnent comme un triple reniement : le
reniement des principes que lui-même a mis en avant comme homme
politique et de gouvernement depuis des lustres et que prônent
les puissants amis qui l'entouraient lors de son élection comme
président.
S'agit-il, après la révélation de la crise, d'une
radicale conversion ? À moins que soudain la mémoire lui
ait fourché, lui restituant inopinément quelques
fragments d'un tract, attribué à l'ultra-gauche,
rapidement parcourus dans un dossier anti-terroriste ? Ou bien qu'une
de ses "plumes" se soit laissée entraîner par des
souvenirs ou des rêveries d'il y a quarante ans... Car ces
"idées folles" ont bien été des
idées-forces des droites occidentales, depuis les ruptures
opérées par M. Thatcher et R. Reagan au début des
années 1980 jusqu'aux réformes sarkoziennes de 2007-2008.
Le président se rend-il compte qu'il a dérapé ?
Veut-il rectifier son propos ? Dans la foulée, il dévide
à propos du système en crise dans le monde une litanie de
dénégations, qui sont autant de
contre-vérités : "ce système, il faut le dire
parce que c'est la vérité, ce n'est pas l'économie
de marché, ce n'est pas le capitalisme" - (vieille règle
de communication politique : plus on fait gros, mieux ça
passe)... Car, "le capitalisme, ce n'est pas le court terme ; c'est la
longue durée" - (absurde, c'est en permanence le court, le moyen
et le long terme). "Ce n'est pas la primauté donnée au
spéculateur. C'est la primauté donnée à
l'entrepreneur" - (faux, c'est depuis les tous débuts l'un et
l'autre, la spéculation étant devenue prédominante
dans les dernières décennies). Et finalement : "La crise
financière (...) n'est pas la crise du capitalisme" : une
incroyable contre-vérité.
Mais, dans la période actuelle, le président de la
République peut tout dire, et n'importe quoi : les journaux, les
radios, les télés vont rapporter ses propos en s'appuyant
sur le dossier de presse diffusé par les services de
l'Élysée : coupé, copié, collé...,
quelques commentaires, un bon café, ça passera. Un peu
trop long ? Oui d'accord, je peux couper cette remarque - la seule qui
avait un petit quelque chose susceptible d'être ressenti
comme irrévérencieux... Un éditorialiste ou un
observateur averti réagirait-il ? Trop tard, le président
a entre-temps déjà communiqué sur le drame du
Belliscistan, le rapt d'un nouveau-né par un forcené et
une nouvelle initiative de paix.
Pour ma part, je suspecte ce salmigondis de vérités,
demi-vérités et contre-vérités d'être
non une maladresse ou une erreur, mais un stratagème de
communication du pouvoir. Avec, derrière le brouillard, ce
message subliminal : "Le capitalisme, c'est bien ; ce qui nous arrive
de mal ne peut ni ne doit lui être imputé".
Ayant travaillé depuis plus de quarante ans sur l'histoire
économique, et tout particulièrement sur l'histoire du
capitalisme, je peux attester non seulement que la crise actuelle est
une crise du capitalisme, mais que c'est la crise la plus grave, la
plus étendue et la plus complexe de toute l'histoire du
capitalisme.
*
Ce que l'on a commencé a appeler "capitalisme" dans la seconde
moitié du XIXe siècle est issu de l'"économie de
marché", elle-même issue de l'"économie marchande".
L'"économie marchande" a émergé très
tôt dans l'histoire des sociétés humaines, comme en
témoignent pièces de monnaies et tablettes de comptes ;
en même temps que se multipliaient les agglomérations, que
s'établissait la première division du travail et que
s'instituaient les premiers pouvoirs, elle s'est enracinée aux
carrefours des voies de passage et autour des centres de puissance -
modeste ensemble d'activités au regard de celles directement
sous la coupe des puissants et de l'immense aire de
l'autosubsistance ; encore vivace aujourd'hui, elle désigne
cette part des échanges faisant l'objet d'achats/ ventes simples
et relativement autonomes tant par rapport aux autres logiques
économiques qu'à l'égard des autorités.
L'"économie de marché" s'est enracinée dans
l'"économie marchande" : régie au sein d'une
agglomération et aux alentours par des règles qui
s'imposent aux différents acteurs, elle assurait les conditions
d'une interdépendance durable entre des activités
productives et les consommations des sphères du pouvoir et de la
richesse ; puis elle s'est étendue, renforcée et
diversifiée, avec l'agrandissement des territoires,
l'élargissement des échanges et le développement
du commerce lointain ; animée par la recherche de
l'enrichissement personnel et familial, elle a permis à une part
croissante de la population de vivre, à certains
d'acquérir de grandes fortunes dont témoignent
œuvres d'art et demeures, et à quelques-uns de devenir les
financiers des princes.
Le capitalisme est issu de l'"économie de marché"
à travers des mutations dont la plus importante est
restée longtemps inaperçue, tant elle fut progressive et
lente : le mobile de l'enrichissement familial a été
supplanté par celui de l'accumulation du capital. Le
désir d'enrichissement, individuel ou familial n'a certes pas
disparu mais ce qui était jusque là un moyen -
l'élargissement des moyens de produire et de commercer - est
devenu une fin : un mobile d'autant plus attrayant qu'il permettait
aussi d'élargir les sources de financement avec des
associés, des actionnaires, les banques et dans certains cas
l'État - donc de mieux encore s'enrichir.
L'"économie de marché" a permis de remarquables
développements des manufactures, des marines à voile et
du commerce dans différentes régions du monde. Et si la
mutation vers le capitalisme s'est amorcée en différentes
places, en Asie notamment, elle n'est arrivée à terme
qu'en Europe aux XIVe-XVIe siècles : là, s'est de plus en
plus imposée cette nouvelle logique consistant à produire
et commercialiser pour dégager un profit destiné à
être réinvesti dans de nouveaux moyens de produire et de
commercialiser.
Et si la quête de l'enrichissement, notamment grâce au
pillage de l'or et du commerce des esclaves et des épices, a
été à l'origine des premières
colonisations, c'est principalement sur la base de la nouvelle logique
capitaliste que la révolution industrielle initiée en
Grande-Bretagne au XVIIIe siècle a engendré
l'industrialisation de l'Europe et que les plus grands des petits pays
d'Europe sont devenus, au XIXe siècle, les principales
puissances mondiales.
L'incessante recherche du profit en vue d'élargir le champ des
activités profitables a entraîné l'essor des
productions, l'une et l'autre induisant d'amples et profonds
bouleversements dès les XVIIIe et XIXe siècles ;
séparation de producteurs traditionnels d'avec leurs moyens de
production, prolétarisation, terribles conditions de travail des
classes ouvrières, consommations croissantes des classes
moyennes et plus tard de fragments du monde ouvrier, urbanisation,
locomotives et bateaux à vapeur, organisation du travail et
recherche de rendements plus élevés...
Une transformation qui n'a rien d'un long fleuve tranquille. Car,
moments essentiels des dynamiques du capitalisme, les décisions
des entrepreneurs sont autant de paris sur le futur : en permanence,
l'entrepreneur est amené à spéculer sur l'avenir,
sur les potentialités d'une fabrication, d'un marché,
d'un crédit, d'un investissement ou d'une innovation ; ses
décisions sont autant de paris, des paris pris dans un univers
complexe : entre monopoles, concurrence, ententes, coopération,
rapports de forces, cadres réglementaires, manœuvres
déloyales, et rapports plus ou moins difficiles avec les
concurrents, les banques, les fournisseurs, les distributeurs, les
autorités... Faites d'incessants processus de
désajustements/ déséquilibres/
réajustements, les dynamiques du capitalisme sont tissées
d'innombrables instabilités. Etn même temps, elles sont
porteuses, comme l'a souligné Schumpeter (1942, 1951), d'une
multiforme capacité de "destruction créatrice".
Dans un climat d'expansion et de prospérité, les
désajustements sont aisément compensés et,
même si elles sont dures pour ceux qui les subissent, les
destructions - d'emplois, d'établissements, d'activités
anciennes ou de "nouvelles pousses" trop précoces - sont
absorbées dans le mouvement d'ensemble. Mais quand les
dynamiques combinées du "toujours plus" s'approchent de limites
dont les décideurs majeurs tendent presque toujours à
estimer qu'elles pourront encore être repoussées,
les rapports se durcissent, les ajustements se bloquent, les
réactions négatives s'enchaînent et c'est la crise.
À travers croissances et crises, spéculations et
krachs, dépressions, novations technologiques et industrielles
et reprises de l'expansion, les dynamiques capitalistes ont
transformé l'Europe, puis un large Occident, puis la
quasi-totalité du monde.
*
Les dynamiques du capitalisme sont rythmées par les crises.
Il en eut de toute nature, de toute ampleur et de toute gravité.
Au XIXe siècle, lors du formidable développement du
premier capitalisme - charbon, métallurgies et textiles, chemins
de fer, locomotives et bateaux à vapeur - on peut égrener
un chapelet de crises marquantes : 1815, 1825, 1836, 1847, 1857, 1866,
1873, 1882, 1890, 1900, 1907 ; les premières affectent
principalement l'Angleterre et la France, mais dès la seconde
moitié du siècle, entrent dans la ronde l'Allemagne, les
États-Unis et même la Russie ; et dans chacune de ces
crises, comme l'a relevé Charles Kindleberger (1989, 1994), on
observe un épisode spéculatif et un surplus
d'émission monétaire : ce qu'on constate aussi, à
un degré extrême dans la crise qui a éclaté
en 2008.
Au tournant du XIXe et du XXe siècle, concentrations et
ententes ont profondément modifié le capitalisme. Ce
n'est pas alors qu'est apparu le couple monopole/ concurrence : comme
l'a montré F. Braudel, il est à l'œuvre depuis les
débuts du capitalisme. Mais le puissant mouvement de formation
de très grandes unités a changé la nature et
l'ampleur des rapports de forces : trusts, Konzerns,
conglomérats, fusions de banques et d'industries fragilisent le
capitalisme familial, local et régional et chacun
pèse sur son État pour qu'il appuie ses
stratégies. La deuxième révolution industrielle -
pétrole, électricité, chimie,
électrométallurgie, automobile, armement,
aéronautique... - multiplie le nombre des secteurs
d'activité et des interdépendances. Les États-Unis
qui constituent désormais la première économie du
monde n'en assument pas les responsabilités, alors qu'augmente
le nombre de pays où s'implante le capitalisme.
Comme au XIXe, des crises jalonnent les développements et les
transformations du capitalisme au XXe siècle : des crises
multiples, plus dispersées dans le monde et, pour certaines,
plus amples du fait de la taille des champions nationaux qui se
confrontent.
Mais avec le recul, c'est l'enchaînement des crises et des
guerres qui ressort : la succession de crises de la fin du XIXe
siècle peut se lire comme marquant une "grande
dépression" pour les vieux pays capitalistes d'Europe, face
à la montée de leurs nouveaux rivaux - États-Unis,
Allemagne, Russie et même Japon ; les rivalités
s'aiguisent et s'exacerbent avec le partage du monde dont
bénéficient largement les "vieilles" puissances
européennes - une des sources, assurément de ce que
beaucoup ont cru être la "Der des der", mais que nous nommons la
Première Guerre mondiale. S'ensuivent des crises de reconversion
(aux États-Unis notamment), de difficiles convalescences dans
les pays champs de bataille, et de terribles épreuves pour une
Allemagne vaincue, amoindrie, amputée et condamnée
à payer des réparations. La Grande-Bretagne s'englue dans
l'effort pour restaurer la Livre sterling. Prospérité,
insouciance, consommation de masse, écrasement, misère et
désespoir coexistent dans le monde des années 1920 ; et
le krach de 1929 ouvre une longue crise qui élargit la
misère et réveille les nationalismes. L'Allemagne
hitlérienne s'engage à restaurer la dignité et la
grandeur nationales ; mais sa marche forcée à la
réindustrialisation et au réarmement débouchent
sur la guerre, les conquêtes et le désastre.
Dans un ouvrage commandé par l'Assemblée
générale de la Société des Nations en 1930,
l'honorable économiste Gottfried Haberler offrait une somme de
près de 600 pages sur Prospérité et
dépression - Étude théorique des cycles
économiques : publié en 1937, 1939 et 1941, ce livre
aurait pu être lu par un exilé ou un prisonnier à
Genève pendant la guerre. Mais la SDN n'avait évidemment
ni prison, ni prisonnier à qui le faire lire. Et au lendemain de
la guerre, même si d'indécrottables libéraux se
regroupaient pour maintenir vive la flamme du libéralisme
économique, c'est l'interventionnisme, le rôle de
l'État et la politique économique qui étaient
à l'ordre du jour. Ne fallait-il pas reconstruire, moderniser,
trouver la voie vers la consommation de masse, le confort, le bien
être, les voitures, les parkings, le grand commerce : bref ce
paradis marchand auquel des images d'Amérique invitaient les
Européens à rêver.
Bref, la somme d'Haberler n'eut alors guère d'écho. Entre
temps, John Maynard Keynes avait publié la Théorie
générale de l'emploi, de l'intérêt et de la
monnaie (1936, 1942), un ouvrage difficile dans lequel il jetait les
bases d'une construction théorique destinée à
faire pièce à l'économie classique dominante. Dans
son rapport de 1944 Full Employment in a Free Society (1944, trad. fr.
1945), son compatriote William Beveridge estimait que ce livre
inaugurait "une nouvelle ère de la théorie
économique". Dans cette période, plusieurs pays, dont les
États-Unis affirmèrent leur résolution d'assurer
le plein emploi et en 1948, la conférence des Nations unies (qui
avait remplacé la SDN), réunie à La Havane
souligna l'importance de la réalisation et du maintien du "plein
emploi productif".
Face à la menace communiste - soviétique notamment - les
dirigeants des pays d'Europe de l'Ouest se sont regroupés sous
l'aile de la puissance américaine. Dès 1944, à
Bretton-Woods, avait été mis en place, pour remplacer les
anciens systèmes de paiements internationaux ayant l'or pour
référence, un nouveau système monétaire
international : le dollar en était l'étalon - un dollar
"aussi bon que l'or", puisque les États-Unis disposaient alors
des quatre-cinquièmes des réserves d'or mondiales :
chaque monnaie était rattachée par un taux de change fixe
au dollar. En 1948, fut créée l'OECE - Organisation
européenne de coopération économique, dont la
première fonction fut d'assurer la répartition de l'aide
américaine à la reconstruction accordée dans le
cadre du plan Marshall ; en 1949, ce fut l'Otan - Organisation du
Traité de l'Atlantique Nord, destinée à dissuader
l'URSS d'attaquer l'un ou l'autre de ses membres. Reconstruction,
modernisation, équipement (des collectivités et des
foyers) et consommation allaient assurer une assez longue
période de croissance : une croissance qui sera qualifiée
de "glorieuse" au vu de ses taux, mais qui aura été
obtenue au prix de dures conditions faites aux travailleurs et de
l'aggravation des atteintes à l'environnement ; une croissance
indissociable des regains de vigueur des capitalismes nationaux et qui
aura aidé, pour un temps, à oublier les crises. Au point
que certains économistes ont même cru que c'en
était fini avec elles.
Au lendemain de la guerre, une rupture s'était accomplie au sein
du petit monde de l'économie. Les dogmes libéraux de
l'économie classique apparaissant indissociables de la
désastreuse crise des années 1930, les tenants du
libéralisme économique s'étaient trouvés
marginalisés. Une large part de la nouvelle
génération avait choisi Keynes comme étendard. Le
comité de conseillers économiques de J. F. Kennedy,
nourri des idées de Keynes, eut à cœur de les
mettre en action ; et son président, Walter Heller, quand il en
présentera le bilan en 1966, se félicitera de sa parfaite
réussite, pour conclure : "Nous sommes unanimes à penser
que l'économie ne peut pas trouver son rythme d'elle-même.
Il semble maintenant tout naturel que le gouvernement intervienne pour
maintenir l'emploi et la croissance économique à des taux
élevés, tâche essentielle que les mécanismes
du marché ne sauraient effectuer spontanément" (1966,
1968, p. 47). Paul A. Samuelson ira plus loin encore en proclamant en
1971 : "L'ère post-keynésienne s'est donné les
moyens d'une politique de la monnaie et de l'impôt permettant de
créer le pouvoir d'achat indispensable pour éviter les
grandes crises (...). Avec nos connaissances d'aujourd'hui, nous savons
assurément comment éviter une récession chronique".
Samuelson était alors considéré par beaucoup comme
le plus grand économiste du monde. Parmi les premiers à
introduire la formalisation mathématique au cœur de
l'analyse économique, il avait réexaminé et
reformulé sous forme mathématique les apports
antérieurs majeurs de la théorie économique. Puis,
travaillant sur des points cruciaux sur lesquels les tenants de
théories opposées avaient mené des conflits sans
fin, il avait, à partir des "alias mathématisés"
(produits par lui) de .ces théories, dégagé de
possibles compatibilités. Sur ces bases, il avait offert aux
belligérants éberlués ce qu'il appela une
synthèse, qu'il qualifia de néoclassique. Porté
par la vague de l'interventionnisme keynésien, il fut conseiller
économique du sénateur, candidat puis président
J.F. Kennedy, puis de son successeur. Premier Américain à
accéder à cette consécration après les
Européens Ragnar Frisch et Jan Tinbergen il reçut en
1970, le prix de sciences économiques en mémoire d'Alfred
Nobel (abusivement nommé "prix Nobel"). Et l'année
suivante, il assurait que les économistes savaient
désormais "éviter les grandes crises".
Sans doute avait-il oublié de croiser les doigts ! C'est
précisément en fin d'année 1971 que le
président Nixon, confronté aux difficultés de
l'économie américaine et à la chute du stock d'or
de la Fed, détacha le dollar de l'or, avant de le
dévaluer de 10 % par rapport au métal jaune ; par
là il abolissait le système monétaire
international mis en place à la fin de la guerre par les accords
de Bretton-Woods, un système qui avait favorisé le
développement des échanges grâce à la
stabilité des changes - chaque monnaie ayant un taux de change
fixe par rapport au dollar considéré lui comme "as good
as gold". En outre, cette double opération manifestait
l'affaiblissement du dollar, ce qui compta, en 1972 et 1973, dans
lesdécisions des pays producteurs de pétrole d'en relever
les prix en dollars. Ces trois crises liées - du dollar, du
système monétaire international et du pétrole -
ébranlèrent un temps les économies occidentales et
suscitèrent de nouveaux déséquilibres : avec
notamment la formation de fortes réserves de dollars
(payés par les pays consommateurs) dans les pays producteurs
d'or noir.
Au total, avec le recul, ces crises de 1971-73 peuvent être vues
comme des ébranlements précurseurs des crises de la fin
du XXe siècle qui, jusqu'au puissant séisme de 2008-2009,
jalonnent une nouvelle Grande mutation séculaire : un processus
par bien des points semblable à la Grande dépression de
la fin du XIXe siècle, mais bien plus ample et complexe.
*
Essayons d'en dégager quelques lignes (voir Beaud, 1981/2000, 1989 et 1997/2000).
Les secousses de 1971-73 se sont produites en une période
où les compromis sociaux - fordiste aux États-Unis,
sociaux-démocrates en Europe - qui avaient permis les
croissances économiques de l'après-guerre, avaient
commencé à se fissurer. En témoignaient la
multiplication des conflits sociaux, l'ampleur des mouvements de 1968,
des mises en cause de la société de consommation et la
montée de la contestation écologiste. D'où un
brutal retour au libéralisme, souhaité par les dirigeants
des grandes firmes et mis en œuvre au début des
années 1980 par Margaret Thatcher au Royaume-Uni et Ronald
Reagan aux États-Unis, puis par d'autres hommes politiques de
droite : moins d'État, déréglementation,
dérégulation, ouverture des frontières des pays
tiers aux firmes des pays puissants... Pour les firmes qui en avaient
besoin, cela a permis de trouver d'autres marchés, mais surtout
de faire produire à des coûts sans cesse plus bas, dans
des pays émergents ou pauvres - à travers des
créations de filiales, de la sous-traitance ou la recherche
permanente des meilleures conditions d'approvisionnement dans le monde.
D'où, dans les pays "avancés", des réductions
d'emploi et des fermetures d'entreprises, atteignant parfois la
dimension de crises, locales ou sectorielles ; d'où aussi le
chômage, la précarisation de plus en plus large des
travailleurs et la progressive réduction de leur part dans le
partage des richesses produites, comme on le verra dans le chapitre
suivant.
Cette vague de libéralisation a bien sûr aussi
touché les services et notamment la bourse, la finance, la
banque, l'assurance, entraînant aussi bien un assouplissement des
règles et des contrôles que l'apparition
d'activités parallèles échappant à
l'encadrement des professions en place - avec, à
l'échelle du monde, la multiplication et la
prospérité croissante des paradis fiscaux. Or, le
système de changes flottants, qui remplaçait le
système monétaire international mis en place à
Bretton-Woods, s'est vite révélé un
"non-système", qui livrait aux "marchés" le
fonctionnement de l'économie internationale.
Aux "marchés" : j'ai repris volontairement cette expression
couramment utilisée et admise, car l'emploi de ce mot,
apparemment anodin, peut être profondément fallacieux ; il
évoque une puissance, une divinité bienveillante qui
réglerait les choses au mieux pour tous les échangistes :
une fonction que l'on peut reconnaître aux marchés sur
lesquels négocient des acteurs pas trop inégaux en
pouvoir et en information. Or, sur les marchés nationaux et
internationaux contemporains, interviennent des acteurs
extrêmement inégaux à tous points de vue ; et la
force ou les choix que la formule prête aux "marchés" sont
en fait ceux de leurs principaux acteurs : les plus puissants, les plus
audacieux, les mieux informés ; c'est des rapports de forces
entre eux, de leurs stratégies, de leurs rivalités ou de
leurs connivences, que dépendent, pour l'essentiel, les
tendances et les soubresauts des marchés.
C'est ainsi que s'ouvrit une nouvelle page de l'histoire du capitalisme
marquée par la prédominance d'une constellation
d'organismes financiers. La prédominance de la finance n'est pas
un phénomène nouveau : ainsi, au tournant du XIXe
siècle et du XXe siècle, des groupes financiers prenaient
le contrôle de grandes unités (industrielles,
commerciales, bancaires), pour construire des ensembles au sein
desquels ils suscitaient des synergies et menaient des
stratégies. Ce qui a été marquant dans la phase
néolibérale de la fin du XXe siècle, c'est qu'une
constellation de banques d'affaires, de fonds de placements (y compris
de retraites), de fonds spéculatifs (hedge funds) et
autres organismes financiers - vite accompagnés par une
nuée d'officines de spéculation et de raiders -
utilisèrent leurs moyens financiers pour mener, à travers
les marchés, une stratégie de prédateurs : choisir
une proie à la fois prospère et vulnérable, en
prendre le contrôle, en accroître la rentabilité
pour en extraire le plus possible et la revendre dans les meilleurs
délais - tout cela dans la plus parfaite irresponsabilité
: un mélange de piratage et de vampirisme sous couvert de libre
jeu des marchés. Et les mirobolants résultats obtenus
amenèrent des directions de banques et des directeurs financiers
de firmes productives, de caisses de retraites ou d'organismes
semi-publics, à entrer dans la ronde en recherchant ou exigeant
à leur tour des rendements plus élevés. Or, chacun
savait que 10, 15 ou 20 % de rendement, ce n'était pas tenable ;
mais aucune autorité, aucun responsable n'y mit le holà -
malgré quelques alertes, notamment le sauvetage in extremis du
fonds spéculatif américain LTCM en 1998,
l'éclatement de la bulle internet en 2000 et la faillite d'Enron
fin 2001.
Quant aux changes flottants, ils donnèrent une nouvelle vie aux
marchés des changes, offrant de nouvelles occasions de gagner,
de perdre, de spéculer. Les saveurs des crises capitalistes
s'enrichirent à nouveau du piment de la spéculation sur
les changes. Des financiers austères et des forbans
avisés participèrent au jeu - potentiellement aussi
rentable pour quelques joueurs que coûteux pour un pays - de la
spéculation sur une monnaie, par exemple contre la livre
sterling en 1992 ou contre des monnaies d'Asie du Sud-Est en 1997. Pour
se protéger contre les risques de changes - comme contre les
autres risques bancaires, financiers et boursiers - furent
inventés de nouveaux produits financiers de plus en plus
sophistiqués, conçus et programmés sur ordinateurs
et pour lesquels s'ouvrirent de nouveaux marchés fonctionnant
d'emblée à l'échelle mondiale entre les
principales places financières, grâce aux progrès
des télécommunications, à la fois consacrés
et boostés par l'Internet.
Bref, un nouvel Eden s'ouvrit à la spéculation
internationale. Un Eden dont l'extrême sophistication
mathématico-informatique ne laissait au commun des banquiers que
le choix entre y croire ou n'y pas croire. Un Eden dans lequel des
myriades d'opérations sophistiquées sillonnaient la
planète, se nouaient, se dénouaient à la vitesse
de la lumière, ne laissant aux fonctionnaires chargés de
contrôler, que le choix entre passer beaucoup de temps à
tenter de saisir ce qui s'était passé lors d'une
journée tumultueuse ou se fier à la réputation des
puissants, et de quelques autres appartenant au club. Un Eden où
les Hedge Funds jouaient de réels millions sur
d'irréelles usines, où l'on pouvait gagner ou perdre gros
en quelques clics, et où s'étaient abolies les
frontières entre le business et la spéculation, entre le
calcul et la folie, entre le rêve et le cauchemar.
*
Depuis la fin de
la Seconde Guerre mondiale, le monde avait connu une longue
période - plus de soixante ans - sans déflagration
planétaire, mais avec une longue "guerre froide", de nombreux
conflits (entre pays du Nord et peuples ou pays du Sud, ou entre pays
voisins) et la multiplication d'affrontements armés et d'actes
terroristes aux mobiles nationaux, ethniques, religieux, claniques,
mafieux, économiques ou socio-économiques.
Il a aussi connu, à travers conjonctures diverses et crises, une
très longue croissance économique ou, plus
précisément, une croissance des activités
économiques comptabilisées - compte non tenu des
activités traditionnelles ou villageoises détruites, des
ressources non ou difficilement renouvelables prélevées
et consumées et des dégâts et dégradations
durables causés au vivant, aux écosystèmes et
à la Terre. Sur cette base, le produit mondial a
été multiplié par dix de 1950 à 2007 (note
1). Dans le même temps, la population mondiale a
été multipliée par 2,6. Les cours de la bourse
connaissaient eux une croissance, accidentée certes, mais de
plus en plus escarpée - le Dow Jones passant de quelques
centaines de points dans les années 1950 à plus de 4 000
en 1993, plus de 12 000 en 1998 et, - après une chute à 8
000 en 2001 - plus de 14 000 en 2007 (Manière de voir, 102) :
ces chiffres traduisent à la fois le fait que les trente
entreprises du Dow Jones pèsent de plus en plus lourd et, depuis
le milieu des années 1990, l'extrême engouement pour la
spéculation.
Cet engouement a touché toutes les bourses du monde, de Buenos
Aires à Shanghaï et de Riyad à Moscou. Puis des
spéculateurs, inquiets de ces hausses faramineuses, se sont
tournés vers l'immobilier, puis vers l'or, le cuivre, le
maïs et le blé - produits dont les cours souvent
triplèrent en quelques années ou quelques mois (note 2) :
des hausses spéculatives dont les effets ont été
marquants sur les consommateurs du monde entier et sur l'alimentation
des populations démunies, notamment dans les pays
émergents et pauvres.
Aux États-Unis, tensions et déséquilibres
s'étaient aggravés du fait des politiques menées
par George Bush Jr, élu en 2000 et réélu en 2004,
un président aux croyances fortes et aux idées simples,
mais aux compétences et aux connaissances insuffisantes pour sa
fonction, largement sous l'empire de lobbies - militaro-industriel,
pétrolier et financier notamment. Après quatre
années d'excédents budgétaires à la fin de
la présidence Clinton, les déficits publics
étaient réapparus dès 2001. La faiblesse de
l'épargne et l'importance des endettements accroissaient la
dépendance à l'égard de l'extérieur,
creusant le déficit des opérations extérieures
courantes et augmentant le niveau de la dette nette envers
l'étranger (note 3). Bref, grâce à l'alourdissement
de son endettement auprès du Japon, des pays du Golfe et, de
plus en plus, de la Chine, c'est très au dessus de ses moyens
que le pays vivait, consommait, menait ses guerres et, même
s'enrichissait - tout en accentuant ses propres
inégalités.
Le chômage avait recommencé à augmenter en 2006
alors que, depuis 2000, le taux d'endettement des ménages
s'était fortement accru. Avaient particulèrement
augmenté les crédits immobiliers, et notamment pour faire
face à l'essoufflement du marché à partir de 2003,
les crédits "subprime" (note 4), crédits
hypothécaires à taux variables proposés à
des taux attractifs aux ménages les moins solvables : des
créances à risques - mais dont les risques ont rapidement
été dilués avec d'autres dans des produits
financiers dérivés, eux-mêmes recédés
à travers le monde à d'autres organismes financiers,
bancaires, d'assurance, de placements ou de spéculation. Ce fut
là le détonateur du premier feu d'artifice de la crise :
la crise immobilière états-unisienne de
l'été 2007 a débouché sur une crise
bancaire, puis boursière et financière, qui, au
début 2009, a donné un coup d'arrêt à la
croissance mondiale.
De grandes et de petites banques, des institutions financières
et d'innombrables officines, aux États-Unis, puis dans le
monde, furent conduites au bord de la faillite ; certaines furent
sauvées, d'autres non. La confiance implosa, le crédit
entre banques se rétrécit comme une contrefaçon de
peau de chagrin, le système de paiement parut menacé et,
avec lui, le fonctionnement même de nos économies. Car
cette crise a fait éclater à quel point nos
économies dépendent de la circulation de l'argent :
placements, dépôts et paiements, tous ces signes
informatiques stockés ou diffusés à la vitesse de
la lumière ont besoin non seulement d'équipements
informatiques et d'internets irréprochables, mais aussi de la
confiance. Et pour sauvegarder la confiance, ce furent des dizaines,
puis des centaines de milliards de dollars que les États durent
injecter dans les banques - dont les pertes se chifferont en centaines,
peut-être en milliers de milliards de dollars...
Les bourses, elles, ont baissé en 2008 de 31 % à Londres
à 72 % à Dubaï (note 5). On peut estimer
qu'à ce stade de la crise, a été perdue la
moitié de leur capitalisation, soit des milliers de milliards de
dollars, peut-être entre 20 et 30 000 milliards de dollars.
Puis ce fut le tour de l'économie réelle...
Ce fut tout cela - et bien plus encore - la crise de 2008-2009 :
inscrite dans la longue lignée des crises périodiques du
capitalisme, elle a la singularité d'être le temps fort
d'une longue, incertaine et redoutable mutation.
Comme dans les précédentes, il y a eu épisodes
spéculatifs, excès de liquidités,
ébranlement des processus d'accumulation et contre-chocs en
cascade - d'imposantes pyramides se révélant de fragiles
châteaux de cartes.
Comme dans les précédentes, les prévisionnistes
patentés n'ont rien vu venir, même si, après coup,
on constate qu'alertes et mises en garde n'ont pas manqué (voir
l'Encadré "Fâcheux alarmistes").
Comme dans les précédentes, il y a des perdants et
des gagnants, des activités sinistrées et d'autres qui se
développent, des entreprises fermées et d'autres qui se
créent, des emplois supprimés, des vies
gâchées, des espérances brisées - au total,
un effarant désastre, avec des percées de renouveau.
C'est ainsi que le capitalisme mue.
S'il a existé une période de mutation analogue, ce fut la
"Grande dépression" de la fin du XIXe siècle : comme
alors, de nouvelles puissances travaillent à se renforcer et
s'affirmer - aujourd'hui la Chine, la Russie, l'Inde, le
Brésil... Comme alors, de nouvelles énergies et de
nouvelles technologies s'annoncent, qui entraîneront de profondes
transformations. Comme alors, de nouvelles armes, de nouvelles
idées, de nouveaux horizons, de nouvelles raisons
d'espérer ou de s'inquiéter...
Mais la crise de 2008-2009 est quand même sans précédent.
Jamais le capitalisme n'avait atteint ce degré de mondialisation.
Jamais les puissances financières n'avaient eu sur les
activités productives l'emprise qu'elles ont établie dans
les années 1990 et 2000.
Jamais des puissances financières n'avaient vampirisé les
activités productives comme elles l'ont fait dans les
années 1990 et 2000.
Jamais crise n'avait engendré de tels ravages en si peu de temps.
Cette crise est sans précédent, aussi, pour une toute
autre raison : alors que de larges composantes de l'Humanité
vivent dans la pauvreté ou la misère, les consommations
des détenteurs de pouvoir d'achat - un pouvoir devenu vital dans
le monde d'aujourd'hui - font que les prélèvements et les
rejets induits par les activités humaines dépassent,
depuis les années 1980, ce qui est acceptable pour que la Terre
puisse se reproduire correctement.
Ressources, énergies, eau, air, océans, climats, sols,
forêts, espèces vivantes sur terre, dans les eaux et dans
les airs... En tout, comme nous le verrons dans la chapitre III, nous
touchons aux limites, quand nous ne les avons pas déjà
transgressées.
Une Humanité profondément inégale met en
péril ce qui est à la fois sa maison, son jardin et ses
sources de vie.
La Grande dépression de la fin du XIXe siècle avait
provoqué de nouvelles conquêtes coloniales et le partage
du monde entre les grandes puissances d'alors. La crise des
années 1930 et la Seconde Guerre mondiale ont remis en cause ce
partage pour lui substituer de nouvelles dominations économiques
et militaires, technologiques et financières. Aujourd'hui, de
nouvelles puissances s'affirment, de pressantes demandes viennent des
zones de pauvreté : comment pourra-t-on y faire face sur une
Terre amoindrie et elle-même en danger ?
----------------------------------
Encadré
Fâcheux alarmistes
Pour ma part, j'ai
dès la fin des années 1980 souligné que les
déficits des États-Unis constituaient la
première source de déséquilibres pour
l'économie mondiale et avaient notamment été
à l'origine "des désordres monétaires et
financiers des années 1980 (...). C'est la puissance
prédominante (...) qui est le principal fauteur des troubles"
(1989, p. 125). Je m'en inquiétais à nouveau en 2000 en
mettant en cause "d'inquiétants déficits
extérieurs et d'importants endettements extérieurs et
intérieurs (...) susceptibles d'affecter l'économie
mondiale" (Le Temps, 10 I 2000, p. 24). Mais ce thème
n'était guère prisé alors.
Après la crise de 1997, le plus éminent économiste
français Maurice Allais, esprit singulier et indépendant,
a dégagé les sources de ce qu'il voyait
déjà comme une crise mondiale : le financement
d'investissements à long terme avec des fonds empruntés
à court terme, le développement d'un endettement
gigantesque, une spéculation massive, un système
financier et monétaire fondamentalement instable. "Partout la
spéculation est favorisée par le crédit puisqu'on
peut acheter sans payer et vendre sans détenir (…). Sur
toutes les places cette spéculation, frénétique et
fébrile, est permise, alimentée et amplifiée par
le crédit. Jamais dans le passé elle n'avait atteint une
telle ampleur." (1999, p. 73)..
En septembre 2006, Nouriel Roubini, économiste américain
fils d'un marchand de tapis né à Istanbul, participait
à une conférence au Fonds monétaire international
; dans son intervention, il annonçait qu'une grave crise
couvait. Le Monde (19-20 X 2008) raconte : « celui que le New
York Times surnomme "Dr Doom" - "Dr Mauvais Présage" - avait
fait le récit de cette catastrophe annoncée. Après
son discours, l'animateur avait lancé, cruel : «
Peut-être qu'après cela il nous faudra un petit remontant
? » Tout le monde avait ri. « Les gens pensaient que
j'étais fou », se souvient-il. Alors, l'argent
était facile, le Dow Jones prenait 10 % l'an, les banquiers
d'affaires engrangeaient des bonus en « zillions ».
Autrement dit, c'était la belle époque. Aujourd'hui le
monde est secoué par une crise que le magazine Time compare
à la Grande Dépression de 1929. Et Nouriel Roubini est
devenu l'un des économistes les plus réclamés. Il
anime des colloques à Davos, Paris, Hongkong ou Londres,
s'entretient avec le président de la Banque centrale
européenne, Jean-Claude Trichet, comme avec les proches de la
Maison Blanche ».
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Notes du chapitre I
1. Passant de 5
340 à 54 300 milliards de dollars, le produit mondial a
été multiplié par dix de 1950 à 2007
(Maddisson, 2001 et Banque mondiale, 2008).
2. Après les bourses et l'immobilier, les
spéculateurs se sont tournés vers l'or (cours à
New York multiplié par 3 de 2001 à début 2008), le
cuivre (cours à Londres multiplié par 3 de début
2004 à début 2005 et resté élevé
jusqu'à fin 2007), le pétrole (cours à New York
multiplié presque par 3 de début 2006 à fin 2007),
le maïs (cours à Chicago multiplié par 3 de
début 2006 à fin 2007), le blé (cours à
Chicago multiplié par plus de 4 de mi-2006 à fin 2007)
(Le Monde Économie, 3 VI et 9 XII 2008).
3. Aux États-Unis, les déficits publics sont
réapparus dès 2001. Le taux d'épargne, qui avait
été de plus de 7 % de 1988 à 1992, était
inférieur à 2 % entre 2006 et 2008. L'endettement total
des ménages, des entreprises, du secteur financier et du secteur
public, qui a été en moyenne de deux fois le PIB
sur la période 1916-2008 et qui avait une seule fois, en 1932,
atteint le pic de trois fois le PIB, a dépassé trois fois
et demi le PIB au deuxième trimestre de 2008. Le déficit
des opérations extérieures courantes s'est creusé,
atteignant 6,2 % du PIB en 2006 et 5,3 % en 2007 ; et la dette nette
à l'égard de l'étranger (excès de la dette
extérieure états-unisienne sur les créances
à l'égard de l'étranger), apparue au milieu des
années 1980 et demeurée inférieure à 10 %
du PIB jusqu'en 1999 a été depuis 2001 proche de 20 % du
PIB (Le Monde Économie, 7 X 2008 et 19 I 2009, et Conjoncture,
BNP Paribas, 7 2008).
4. Le chômage avait recommencé à augmenter passant
de moins de 4 % en 2006 à plus de 6 % courant 2008. Le taux
d'endettement des ménages s'est accru de 40 % de 2000 à
2007. La part des crédits subprime dans les crédits
hypothécaires, comprise entre 2 et 4 % entre 1998 et 2002, se
situait entre 12 et 14 % entre 2004 et 2008 : dans cette
dernière période, la progression des crédits
subprime a contribué pour près du quart à
l'augmentation des crédits hypothécaires (Conjoncture,
BNP Paribas, 10-11 2008).
5. Pour les bourses, la chute a été en 2008, de 31,3 %
à Londres, 33,8 % à New York, 40,4 % à Frackfort,
40,7 % à Séoul, 42,1 % à Tokyo, 42,7 % à
Paris, 48,3 % à Hong Kong, 49,8 % à Buenos Aires, 51 %
à Tel Aviv, 52,5 % à Bombay, 56,5 % à Riyad, 65,4
% à Shanghaï, 67,2 % à Moscou, 72,4 % à
Dubaï (Ouest France, 2 I 2009).
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