Un livre qui s'écrit


 Au cours de l’hiver 2007-2008, j’ai rédigé un livre pour souligner une fois encore l’exceptionnelle gravité des mutations en cours et tenter d’aider à prendre la mesure de nos responsabilités. Je l’avais appelé   Le Carrefour sublime, pour exprimer le caractère décisif de la période. Il n’a pas eu l’heur de plaire aux éditeurs auxquels je l’ai soumis. Je l’avais écrit avec plaisir. Je n’ai pas vu comment le retravailler. Je le reprendrai sans doute plus tard.
 J'ai travaillé sur un autre projet. J’hésitais entre deux titres :

Demain, le pire des mondes ?

Ou, plus simplement :

La Fin d’un monde.

Finalement, ce fut :

Face au Pire des mondes





Après HISTOIRE DU CAPITALISME

Éd. du SEUIL
1ère éd. 1500-1980, 1981 - 6ème éd., 1500-2010, POINTS SEUIL, 2010


Après LE BASCULEMENT DU MONDE

Éd. de La DÉCOUVERTE
1ère éd. 1981 - 2ème éd.POCHE, 20O0



FACE AU PIRE DES MONDES

Le Seuil, septembre 2011




Dans ce livre,
un implacable bilan
du Sommet de la Terre, Rio 1992
 

 

   Des engagements bien mal tenus
    Résumons : 1992, adoption à Rio de la Convention-cadre sur
les changements climatiques ; 1997, adoption du Protocole de
Kyoto, visant à organiser la réduction des émissions de gaz à
effet de serre ; 2005, entrée en vigueur de ce protocole ; fin 2009,
échec à Copenhague des négociations pour établir les grandes
lignes du traité appelé à remplacer en 2012 le Protocole de
Kyoto.
Dix-sept années, dans un monde où tout va très vite..., un monde en plein bouleversement...
    En 1992 à Rio était adoptée la Convention-cadre des Nations
unies sur les changements climatiques. Son article 2 énonce
l’objectif de « stabiliser… les concentrations de gaz à effet de
serre dans l’atmosphère à un niveau qui empêche toute perturbation
anthropique dangereuse du système climatique », et cela
dans le meilleur délai possible...
    Dans la réalité, de 1990 à 2000, les émissions de CO2 des
pays industrialisés ont certes baissé de 1 %, mais cet apparemment
bon résultat s’explique principalement par… la crise de
l’ex-système soviétique en Russie. L’effondrement de l’économie
russe s’est traduit par une chute de 27 % des émissions
de CO2 dans ce pays. Mais les émissions de CO2 augmentaient
:
– de 17,1 % aux États-Unis (avec Bill Clinton et Al Gore à la
présidence de 1993 à 2000),
– de 59 % en Corée du Sud,
– de 30 % en Australie,
– de 23 % au Canada,
– de 11 % au Japon,
– et à des taux moindres en Espagne et en Italie.
...
Pendant ce temps-là, la Chine – partie d’un très bas niveau
d’émissions par tête et non concernée par les engagements de
Rio – augmentait ses émissions de CO2 de 37 % et en devenait
le deuxième émetteur mondial.
    Les engagements du Protocole de Kyoto38 ont-ils été mieux
tenus ? Adopté en 1997, entré en vigueur en 2005, cet accord international
comporte pour les pays industrialisés l’obligation de
ramener d’ici 2008-2012 leurs émissions de GES à un niveau inférieur
de 5,2 % à celui de 1990 – avec des modulations par pays.
Cette obligation n’a guère été respectée, comme en témoigne
la croissance de 14 % des émissions de CO2 dans l’ensemble de
l’OCDE entre 1990 et 2008. Cette croissance des émissions de
CO2, et plus largement de GES, a été particulièrement marquée :
– en Corée du Sud (CO2 : + 113 %),
– au Canada (CO2 : + 27,5 % ; GES : + 33,5 %),
– en Australie (CO2 : + 53 % ; GES : + 33 %),
– en Espagne (CO2 : + 51 % ; GES : + 43,7 %),
– et dans d’autres pays.
...
    Au total, c’est clair : très peu, parmi les grands pays industrialisés,
ont réellement réussi à réduire leurs émissions de gaz
à effet de serre ; et plusieurs, parmi les plus gros émetteurs, ont
laissé faire. Les engagements du Protocole de Kyoto n’ont plus
de chances d’être tenus. Bref, la planète-Terre et ses habitants
vont encore souffrir…
        Extrait de Face au Pire des mondes, p. 98-103


    Une criminelle irresponsabilité
    Les engagements de Rio et de Kyoto non pas été tenus par
beaucoup de pays industriels, États-Unis en tête… Même des
responsables onusiens en arrivent à laisser percer leurs craintes.
Ainsi dans le rapport GEO-4 de 2007 du PNUE : « en ce qui
concerne le changement climatique, la menace est désormais si
urgente que des réductions importantes des gaz à effet de serre
sont nécessaires d’ici le milieu du siècle»...
    Ce rapport souligne que le changement climatique est une
« priorité mondiale » exigeant une volonté et un leadership
politiques, mais il déplore un « manque remarquable d’empressement
» et une réponse mondiale « terriblement inadéquate » :
deux litotes d’anthologie. Il souligne notamment que plusieurs
pays hautement polluants ont refusé de ratifier le Protocole de
Kyoto et que « certains secteurs industriels qui étaient défavorables
à ce Protocole ont réussi à annihiler toute volonté politique
de le ratifier ». Une mise en cause prudente, sans doute
bien trop prudente...
    Manque de leadership, manque de volonté simplement pour
atteindre des objectifs de sauvegarde, manque de vision...
    Tout cela laisse, à un observateur extérieur au monde du politique
et des négociations internationales, un terrible malaise.
Cette énorme machinerie des négociations climatiques onusiennes
et internationales qui tourne à vide depuis des années, sans
entraîner l’ensemble des gouvernements ni impliquer l’ensemble
des entreprises. Des gouvernants qui discourent, négocient,
signent des conventions sans, pour la plupart, se sentir engagés,
même par un accord ratifié. Des dirigeants, conscients de la réalité
d’un problème planétaire, qui sans gêne ni risque en
oublient l’urgence et la gravité. Des dirigeants de très grandes
entreprises qui pèsent sur les pouvoirs nationaux et internationaux
pour s’assurer de meilleurs profits pendant quelques années
en mettant pour longtemps notre planète en péril. C’est bien ce
que nous avons perçu au cours de cette recherche.
    Nous, citoyens de tous les pays et du monde, ne devons-nous
pas dénoncer cet étrange cocktail d’incurie, d’acratie et d’irresponsabilité ?...
        Extrait de Face au Pire des mondes, p. 103- 105

    Dans l’accélération actuelle...
    Dans l’accélération actuelle, la nature du problème a changé.
On ne peut évidemment plus considérer, comme au début du
XIXe siècle, que la Terre offre des ressources inépuisables et qu’on
peut indéfiniment y déverser tout et n’importe quoi. En outre,
dans le dernier demi-siècle, la puissance techno-industrielle est
pratiquement devenue sans limites. Il faut donc changer les règles
du jeu.
    D’abord, il faut mettre sous protection des éléments majeurs
de la Terre : la couche d’ozone, le système des climats, les
océans, l’atmosphère, les sources d’eau douce, les sols, etc. Peu
importe, à mes yeux, qu’on les qualifie de « biens communs
planétaires » ou de « dimensions du patrimoine de la Terre » ;
ce qui importe, c’est qu’on les déclare « protégés » en droit
international, que cette protection s’impose à tous, y compris
aux États et aux Très grandes firmes, et que leur porter atteinte
constitue, selon les cas, une infraction, un délit ou un crime et
soit poursuivi et jugé.
    Dans ce cadre et s’agissant du climat et de la couche d’ozone,
il ne sera alors plus nécessaire d’avoir conclu (puis amendé) un
traité international pour obtenir progressivement l’arrêt des
émissions dangereuses. Désormais, ce sera aux États et aux industriels
de respecter cette nouvelle règle : « ne plus émettre ou contribuer
à diffuser dans l’atmosphère de substances qui portent
d’une manière conséquente atteinte au climat ou à la couche
d’ozone ». Ce sera désormais aux firmes qui les conçoivent, les
produisent et les utilisent – ou vendent des installations qui en
émettent – de vérifier, avant de les mettre en oeuvre ou en vente,
que ces gaz ou substances ne risquent pas de se révéler être des
GES ou des SACO.
    Pas plus que les consommateurs, la Terre ne doit être maltraitée.
Et de même que les bouchers, les épiciers et les grandes
surfaces ne doivent pas vendre d’aliments avariés ou dangereux,
de même les industriels du XXIe siècle ne devront plus
contribuer à la dégradation de la Terre.
    Difficile ? Peut-être. Mais peut-être très simple.
    Je suis convaincu qu’il faut en arriver là, et rapidement.
Faute de quoi des industriels et d’autres acteurs continueront à
dévaster la Terre – et cela tout simplement parce que ça leur
coûte moins cher. Et les dégradations en cours tourneront au
désastre.
    J’en suis d’ailleurs arrivé à me demander si, ce désastre, certaines
grandes firmes ne l’attendent pas, et si certains dirigeants
ne l’espèrent pas.
    Car ..., pour ces firmes, mieux encore que des guerres et des
reconstructions, la dévastation de la Terre semble avoir déjà ouvert
la perspective de mirifiques contrats : après s’être enrichies en la
dégradant, faire d’immenses profits en « géo-bricolant » des climats
déréglés, une couche d’ozone dégradée et une Terre ravagée.
        Extrait de Face au Pire des mondes, p. 131- 133




  • Dans ce livre,
    des pistes pour un monde meilleur
     


     

    Un monde meilleur ?

       Ce serait – ce sera ? – un monde où il n’y aura plus ni misère ni ultra-riches.
       Un monde où ni la puissance, ni la richesse, ni le pouvoir d’achat ne permettront de surexploiter la Terre, de décimer ou de massacrer le vivant et de laisser des multitudes humaines dans le dénuement.
       Un monde où la Terre vivante aura retrouvé ses équilibres et où l’Humanité la respectera – globalement et en tout lieu.
       Un monde où la science, la technique et la puissance productive auront été mis le temps nécessaire au service des urgences humaines et environnementales et auront aidé à trouver les moyens, pour une Humanité nombreuse, de vivre en symbiose avec la Terre.
       Un monde où les sociétés humaines auront suffisamment progressé en qualité humaine pour avoir enfin trouvé le plaisir de vivre en paix les unes avec les autres.
      Un monde où les humains auront suffisamment progressé en qualité humaine pour avoir retrouvé le plaisir de vivre les uns avec les autres, en bénéficiant des aménités de la Terre.
       Un monde où la raison, le bon sens et la loi auront conduit la science, la technique et la puissance productive à ne prélever que ce qui se reproduit et à ne rien rejeter qui ne soit réutilisé dans le cycle de la production.
       Le meilleur des mondes serait – sera ? – un monde où ne subsistera plus aucune technique ni activité qui engendre plus de nuisances que d’aménités et plus d’anxiété que de plaisir.
       Ce sera un monde sans nucléaire (militaire et énergétique), car le nucléaire est porteur de trop de risques que nous ne pouvons accepter ni pour les générations actuelles ni pour les suivantes. Ce sera un monde où la chimie, au lieu de créer et de diffuser sans cesse de nouvelles molécules, se recentrera sur des familles de molécules à haut niveau d’utilité ou de nécessité et à faible dangerosité, tant dans l’immédiat qu’à l’avenir.
       Voilà comment, en quelques traits, j’esquisse ma vision d’un monde meilleur. Et je suis prêt à discuter de chaque point et à recevoir de nouvelles propositions.
        Extrait de Face au Pire des mondes, p 237-238  


    Quatre ruptures nécessaires

       « Un monde pire » : cette formule est analogue à celle qu’on utilise couramment pour évoquer des « temps meilleurs » ou des « mondes meilleurs » ; elle signifie simplement que le « pire des mondes » peut prendre encore bien des formes.
       Ce qui est sûr, c’est que ses bases sont déjà en place :
    – l’ultralibéralisme ;
    – un intolérable et injustifiable degré d’inégalités ;
    – le privilège d’irresponsabilité dont bénéficient les puissants ;
    – et la spirale de la consommation sans cesse renouvelée.
       Sur de telles bases, on va inéluctablement vers le pire. Les distances s’accentueront entre les oligarchies de privilégiés sans responsabilités et des multitudes condamnées à des vies de plus en plus difficiles sur une Terre dégradée. Les dirigeants de grands groupes et des principaux États opteront pour des technologies puissantes et centralisées, à la fois hautement rentables pour les groupes et plus faciles à mettre en oeuvre, contrôler et utiliser pour maîtriser les populations – notamment à cause des risques
    dont ces technologies sont porteuses. Tous les pays ne seront pas atteints au même degré, mais tous seront touchés par le laisser-faire, l’affairisme, la corruption et la violence ; l’État de droit s’affaiblira ; des zones de non-droit s’élargiront dans les espaces urbanisés où mafias, bandes, déracinés, déclassés, marginalisés et couches modestes se livreront à un implacable jeu de go urbain, mais aussi dans les campagnes livrées, dans certains cas, à des potentats locaux ou des fonctionnaires véreux, à des bandes violentes ou même des gangs armés prospérant grâce au contrôle d’une ressource rentable.
       C’est bien l’avenir de la Terre et de l’Humanité qui est en jeu.
        Extrait de Face au Pire des mondes, p 206-207 


    1. Ces trois maux, et quelques autres, étaient déjà dénoncés en 1988
    par René Dumont dans Un monde intolérable (le libéralisme en question) ;
    ils se sont considérablement aggravés depuis : comment nommer un monde plus qu’intolérable ?

    Créer des socles de cohésion locale

       Des populations vivent encore en intime accord avec la Terre vivante ; d’autres, plus nombreuses, vivent au rythme de ses saisons, des semailles et des moissons, des récoltes, des vendanges, tout en fréquentant les stations-service, les hypermarchés et en absorbant les publicités du soir à la télé. Et des paysans, des défenseurs de la nature, des écologistes, des verts, des adeptes de la bonne santé, des amateurs du bien-vivre et du vivre à son rythme restent attachés à la Terre et à leurs terroirs et les défendent, tandis que beaucoup, dans les villes, s’inventent de nouvelles manières de vivre.
       Mais, en même temps, le capitalisme assure son emprise sur un nombre croissant de pays et sur tous les secteurs majeurs ; de grandes firmes exploitent la Terre sans souci des populations et soumettent à de fortes pressions beaucoup de ceux qui travaillent pour elles ; et les oligarques, plus riches que jamais, assurés de l’impunité quoi qu’il arrive, gèrent le monde et ses catastrophes à leur seul profit.
       Il y a là une ligne d’affrontement majeure. Est-ce le pot de fer contre le pot de terre ? À moins que ce ne soit de nouveaux Titans susceptibles d’être défaits par les défenseurs de Gaïa, la Terre porteuse de vie…
       En opposant ces deux perspectives adverses, nous allons examiner quatre enjeux majeurs où, jour après jour, année après année, se joue le choix entre meilleur ou pire :
    - Face au risque de dérèglement climatique
    - L’eau
    - L’alimentation
    - L’énergie
        Extrait de Face au Pire des mondes, p 241-242

       En fait, pour toute action engagée ou à mener dans chacun de ces domaines, ainsi que dans les autres, nous devrons être guidés par plusieurs motivations à la fois, et les garder en tête comme d'ardentes obligations :
    - assurer la réponse aux besoins fondamentaux de tous, dès que possible comme dans l'avenir long ;
    - créer un socle de cohérence sociale et environnementale en cas de crise grave et face aux ravages de l'ultra-libéralisme ;
    - mettre les innovations, les technologies et l'économie au service d'objectifs humains et sociaux essentiels, avec le souci, non seulement de ne plus dégrader la Terre vivante, mais aussi de lui rendre sa capacité de nous offrir des sources d'aménités et de biens gratuits ;
    - contribuer à la sortie du capitalisme, en produisant et consommant autrement, pour vivre mieux, notamment en consolidant les liens sociaux de coopération, de solidarité et d'humanité.

       

    ***************************************************************

     Qu’il s’agisse d’articles ou d’ouvrages, j’ai toujours eu le plus grand mal à répondre à une commande. J’ai besoin que ce que j’écris vienne du plus profond de moi.
 S’il s’agit d’un bref article en réaction à une information, une situation ou une phrase lue ou entendue, il peut s’écrire dans l’heure.
 Pour un livre, c’est plus compliqué. Parce que le travail d’écriture s’accomplit pendant des mois ; il y a des obstacles à surmonter, des choix à faire, des matériaux à trouver ou au contraire un trop plein de matière dans lequel il faut trancher ; il y a les exigences de l’éditeur ou du directeur de la collection ; en outre, dès lors que l’on travaille sur le présent, il y a des éléments nouveaux qu’il faut prendre en compte tout en conservant la cohérence de l’exposé. Il faut donc une motivation durable, une ligne directrice, une ténacité ; il faut aussi que rien ne vienne interrompre ou briser la dynamique d’écriture...


    Avril 2012

    Penser

       Comme respirer, boire et manger, marcher, penser est une activité, une fonction humaine fondamentale. “Je pense, donc je suis”, a écrit Descartes. D’autres, à un moment ou un autre de leur vie se sont dit : “Je marche, donc je suis”, ou : “Je mange, donc je suis” ou encore : “Je respire donc je suis”.*
    Or aucune de ces fonctions - respirer, boire, manger, marcher - ne peut se réduire à sa seule dimension physiologique : chacune implique l’être entier, d’une manière ou d’une autre. A fortiori, penser : ce n’est pas seulement le cerveau qui est concerné, mais l’être entier.
    Et à ce point, je bute sur cette question simple : penser, c’est quoi ?  Bien sûr, d’innombrables textes ont été écrits sur cette question ou autour. Les philosophes s’en sont emparés, très vite pris dans des débats ou des controverses qui les détournent d’y répondre. Certains d’entre eux, des poêtes, des savant ou des écrivains ont certainement déjà dit l’essentiel. Je ressens la nécessité de repartir de la question, avec l’éclairage de l’histoire et la vision de la complexité.
    L’histoire de la pensée humaine est très souvent réduite, si j’ose dire, à l’histoire de la philosophie - une forme certes éminente de la pensée ; mais les philosophes n’ont pu penser qu’après deux millions d’années au cours desquels hominiens puis humains ont développé dans tous les moments de leur vie cette fonction, qui s’est élargie en même temps que s’accroissait leur capacité cérébrale - sans que jamais la pensée se réduise à n’être qu’une activité cérébrale.
    N’ayant pas trouvé d’histoire de la pensée humaine des origines à nos jours, j’en propose cette esquisse à partir d’éléments glanés ici et là.
    Pourrait-on déjà parler d’embryon de pensée, chez tels de nos anciens précurseurs, il y a un million d’années - un mélange d’observation, de mémorisation, de réactions, de réflexes, avec des sons, des cris qui les accompagnent ? C'est pourtant de là que va se former notre pensée. Imaginons cet enchaînement à partir de notations de Rostand (1940, 1962), Olivier (1965), Bourguignon (1989) et Hombert (2005)* : mal doté tant pour la défense que pour l’attaque, homo faber est conduit à plus utiliser son cerveau et à s’organiser en groupe. L’utilisation croissante du cerveau, pour observer, mémoriser, décider..., s’accompagne de son augmentation en volume et en capacité ; parallèlement, l’organisation en groupes et petites sociétés s’accompagne de l’émergence de représentations, de croyances, du sens du bien et du mal et de rites, et implique une croissante nécessité de communiquer ; c’est ainsi qu’à travers de centaines de milliers d’années, se développent dans un même mouvement les capacités intellectuelles, la pensée - qui mobilise celles-ci et qui, en relation avec les sensations, les sentiments, le sens moral etc., fonde des choix, impulse des décisions et des actions -, les langages parlés, les traces inscrites sur des supports, dessins, peintures, et plus tardivement, dans certaines sociétés, l’écriture.

    Ainsi, c’est dans la très longue histoire des préhumains et des humains, des groupes et des premières sociétés qu’ils ont formés, quont émérgé et évolué ensemble, en symbiose langage et pensée : le langage qui se complexifie dans l’exercice de la pensée, qui s’enrichit par les échanges que permet le langage - un exceptionnel média qui se structure au fil du temps et dont des éléments vont être, ici ou là, inscrits, transmis, proclamés par l’écrit.
    Mais attention, les singuliers que je viens d’employer - la pensée, le langage, l’écrit - ne doivent ni masquer ni faire oublier plusieurs pluralités.
    D’abord, la multiplicité des groupes sociaux, certains isolés, d’autres associés ou en relations, a entraîné une grande diversité des langages ; puis tout au long de leurs transformations en sociétés - à travers échanges, affrontements, religions, royaumes, guerres, conquêtes, empires et migrations - un grand nombre de langues ; au début du XXIe siècle, 6 000 langues étaient recensées ; et comme chaque cas, langue et pensée se sont développées en symbiose, on doit admettre qu’une diversité des pensées accompagne la diversité des langues et qu’aux familles de langues correspond des familles de pensées.
    Mais il existe une autre source à la diversité des pensées, indissociable elle aussi à la diversité des langages et des langues : c’est au sein des groupes sociaux et des sociétés que des différenciations de langages se sont instituées entre castes (en charge du pouvoir, du sacré, du savoir, de techniques...) et le commun.
     
    Diversité des pensées, mais aussi des langues et des écritures : ces moyens de communication deviennent des obstacles, comme en témoigne la difficulté de traduire du japonais au  français : un exemple parmi des multitudes d’autres. De même, ces moyens d’échange devienne aussi des moyens de domination : langues des maîtres et des dirigéants, mais aussi langue imposée au populations dominées par le vainqueur, l’envahisseur, l’occupant.
    Et dans le monde interrelié d’aujourd’hui, la langue des deux grands pays dominants des deux siècles passés, l’anglais, s’impose. mais n’est-ce pas une pensée appauvrie, handicapée, mutilée que permet l’anglais mondialisé.
    Et n’est-ce pas une nouvelle ère de l’histoire de la pensée : après la pensée orale/ multilocale, la pensée transmissible par l’écriture à travers l’espace et le temps, la pensée écrite largement diffusée dans une sphère géo-lingustique grâce à l’imprimerie, la pensée mondialement dffusée par l’écrit, l’oral et l’image avec radios, télés et mondio-diffusions - aujourd’hui  la pensée diffusée sous toutes ses formes par internet et les omnimédias.
    Cinq étapes donc, et à chaque étape des chances et des risques pour la pensée.
    Au total, une réalité inconcevable, insaisissable, vertigineuse. Avec, à travers deux millions d’années, l’émergence et la montée  de ce que Teilhard de Chardin appelle la “noosphère”
     ; avec l’infinie diversité des pensées et des champs de pensée (divinatoires, scientifiques, religieux, pratiques, politiques, éthiques, techniques, philosophiques...) ; avec ces puissants moyens de transmission et de diffusion de la pensée, puis de conservation, transmission et diffusion de de ses formulations et de ses traces ; avec la possibilité d’accéder aujourd’hui à tant de pensées vivantes et à tant de traces et d’expressions de pensées de nos passés. Un univers impressionnant comme l’est celui que nous signale un ciel étoilé.
    Un univers accessible à tous et dont les plus entreprenants ne réussiront à saisir que d’infimes parcelles.
    Sentiment de l’inexorable finitude de l’étincelle de pensée que chacun de nous est, dans cet univers infini. Une étincelle qui porte la capacité de concevoir, de décider, et finalement la responsabilité de chacun.
    Un incessant jaillissement d’étincelles, dans les temps longs de l’univers, qui font que l’Humanité porte une capacité de concevoir et de décider, et finalement la responsabilité des effets de son agir.
    * Désolé de ne pouvoir joindre les notes de bas de page de ce texte; si besoin demandez moi les précisons nécessaires par "Contactez-moi".  

    JUILLET 2011

    Depuis des mois, concentré sur la préparation de mon prochain livre, 
    j'ai délaissé cette rubrique.

    Prologue  ancien d'un livre non écrit

    Dans un monde en plein chambardement,  
    une évanescente responsabilité


     Automne 2008.
    Après une longue période d’euphorie sur les places boursières et de hausses des prix immobiliers, se succédèrent de brusques flambées des cours : du pétrole, de l’acier et d’autres matières premières, des céréales et d’autres produits agricoles... Puis la crise éclata en rafales : les non-remboursements, aux États-Unis, de crédits immobiliers piégés mirent au grand jour l’ampleur de la diffusion dans le monde de produits financiers dérivés à hauts risques et suscitèrent la spirale de leur dégradation ; banques, assurances et officines récemment créées dans leur voisinage furent confrontées au risque de cessation de paiements : certaines sombrèrent, d’autres furent secourues, la plupart réduisirent brutalement l’octroi de nouveaux crédits ; l’ensemble de la sphère financière, véritable puissance devenue dominante dans les décennies d’ultra-libéralisme, parut menacée ; les bourses plongèrent ; l’activité économique ralentit.
    Dans son déroulement cette crise ressemble comme une sœur à celle de 1929 - avec deux différences majeures : un facteur aggravant, l’ubuesque prédominance prise par un capitalisme financier auquel le contexte ultra-libéral avait permis tous les excès ; et un facteur rassérénant, la décision des gardiens de l’orthodoxie libérale (contrairement à celle prise par leurs grands-oncles dans les années 1930) d’ouvrir largement des vannes de financement pour les organismes bancaires et financiers en difficulté.
    Mais, sous cette crise, s’en déroule une autre marquée par l’affaiblissement des États-Unis et de l’Occident, la montée de la Chine, de l’Inde et de l’Asie, l’épuisement des énergies et des technologies du siècle passé et l’amorce de leur remplacement. Cette crise a de fortes ressemblances avec la “longue dépression” qu’a subie à la fin du XIXe siècle la vieille Europe : une période qui annonçait une redistribution des activités dans le monde (avec l’affirmation des capitalismes américain et allemand et l’émergence des économies russe et japonaise)  et qui amorçait une autre grande mutation, le passage de l’ère du charbon, de l’acier et du moteur à vapeur à celle du pétrole et de l’électricité (avec de nouveaux moteurs), de la chimie et des métaux non ferreux.
    Mais là, il y a une différence capitale : en ce début de XXIe siècle, pour la première fois de l’histoire, les activités humaines déstabilisent la Terre. Nous gaspillons, polluons, dégradons, dévastons, épuisons les ressources, chamboulons le climat, contribuons à une nouvelle disparition massive d’espèces vivantes. Eau, énergie, sols, vivant, nous détruisons sans compter. Nous créons sans cesse de nouveaux besoins, de nouvelles frustrations, de nouvelles pauvretés. Nous harassons la Terre par nos prélèvements et nos rejets. Nous l’empoisonnons à la chimie et au nucléaire. Nous créons des raretés qui s’imposeront comme des contraintes ou des limites absolues pour des générations.
    Tout, aujourd’hui, est dominé par ce fait majeur : la Terre est en péril, et nous en sommes responsables. Des trois crises qui plombent cette année 2008, c’est celle dont on parle le moins, alors qu’à travers elle se jouent d’une manière inextricable les équilibres vitaux de la Terre, la diversité et même la reproduction du Vivant, le devenir et la qualité humaine de l’Humanité.

    *

    Face à cette crise dont nous voyons chaque jour des manifestations et des effets, nous sommes à la fois déconcertés et anxieux.
    Nous le sommes pour bien des raisons : d’abord, manifestement, “ça nous dépasse” ; et puis, c’est du “jamais vu”, donc d’une certaine manière, c’est “pas croyable” ; de plus, c’est trop à la fois - les pollutions, le climat, les abeilles, l’eau, les poissons, les forêts, les sols, les espèces, les cataclysmes, les famines, la désertification, l’érosion de la diversité biologique, la fonte des glaces, la mort des coraux, les menaces sur le plancton - trop à la fois, “on se sent impuissant”.
    Plusieurs autres aspects compliquent encore les choses.
    D’abord, cette crise touche “tout le monde”, mais ce sont des populations démunies, des pauvres de tous les pays qui vont être les plus éprouvés. Or ce sont les États, les firmes et les consommateurs des pays riches qui ont suscité au  XXe siècle les dérèglements dont nous souffrons aujourd’hui ; et ils ont été rejoints par des vagues successives d’oligarchies, de consommateurs, de firmes et d’États d’autres parties du monde. Au total aujourd’hui, un quart de la population mondiale contribue peu ou prou - et pour certains énormément - à la surexploitation, la dénaturation et la dégradation de la Terre : un quart que beaucoup dans le monde envient et tentent de rejoindre.
    Il est nécessaire, dans les prochaines décennies, d’inventer et de mettre en œuvre non seulement des énergies et des technologies, mais des manières de bien vivre, qui permettent à notre planète de se refaire une santé. C’est encore possible, même si cela est d’année en année plus difficile. Compte tenu de la profondeur des inégalités actuelles, le plus dur sera d’obtenir de ceux qui ont érigé en privilèges leurs pratiques prédatrices, qu’ils y renoncent...
    Ensuite, la perception et la compréhension de cette grande crise des relations entre l’Humanité et la Terre sont en permanence parasitées : ce qui à mes yeux est clair et dont je viens de commencer l’exposé, est immergé dans une ahurissante confusion de messages, d’images, de commentaires, de “divertissements”, de séries télé et autres produits à décerveler ; à quoi s’ajoutent des publicités - qui associent à la “nature” les marchandises les plus diverses -, des informations soigneusement calibrées sur quelques faits accrocheurs (accidents, attentats, violences de toutes natures, sorties présidentielles et autres mises en scènes officielles), les résultats sportifs, les météos quotidiennes, des faits marquants d’une des crises en cours, des nécrologies, des commémorations, la “journée mondiale” du jour...
    Et lorsqu’on parle de la grande crise en cours, quelle cacophonie ! Prenons ce qui est encore le plus grand média de large écoute : la télé. Quelle émission laisse à un expert du temps pour traiter d’une question majeure sur laquelle il travaille ? Au mieux il est invité à un “débat” où seront survolées diverses questions à partir desquelles s’emmêleront plusieurs discours, éclatés, discordants et déphasés. Faut-il, pour passer à l’écran, participer à une de ces émissions rigolardes, animées par des bateleurs habiles à entretenir un niveau suffisant d’hilarité, de vulgarité et de complicités complaisantes ? Mais est-ce mieux d’accorder, pour une grande émission sérieuse, une solide interview bien articulée d’un bon quart d’heure..., pour en retrouver quelques bribes de 15-20 secondes, mêlées à d’autres commentaires, en contrepoint ou en assaisonnement d’images d’archives ou de reportages ? Plus largement, si on laisse de côté l’exceptionnelle Arte, quelle grande chaîne de télé a consacré, à une heure de large écoute, une émission au changement climatique, à la pauvreté ou à la faim dans le monde, aux pollutions chimiques, aux déchets nucléaires ou à l’emprise de quelques grandes firmes sur les agricultures ?
    Pour chacun de ces sujets, il y a des lobbies et des commissaires politiques qui mettent en garde, exigent de l’objectivité - alors que, pour eux déjà, le choix du sujet est suspect - bref, font obstruction.
    Il y a aussi la crainte d’inquiéter, le culte de la vision positive, le rejet de ce qu’ils appellent le pessimisme - qu’ils diagnostiquent dès qu’on commence à réfléchir sur ce qui va mal dans notre monde.
    Et il y a le rejet viscéral des tentatives de dépasser les approches sectorielles, par sujets ou par domaines, pour dégager une vision d’ensemble...
    Il y a probablement aussi, chez beaucoup de nos “irresponsables responsables” qui se partagent les postes, les fonctions et les privilèges du pouvoir, la ferme volonté de ne pas voir. À chaque jour suffit sa peine : pourquoi diantre prendre en charge un problème qui m’amènera à demander des sacrifices pour des fruits qui ne viendront qu’après la fin de mon mandat ?
    Une manière d’occuper les postes de pouvoir sans en assumer la charge : ce que j’ai longtemps qualifié d’acratie et qui, face aux enjeux actuels, constitue une forfaiture - qui devrait, dans les cas les plus graves être jugée un jour comme crime.

    *

    Dans ce livre, je souhaite inviter le lecteur à réfléchir sur notre responsabilité face au devenir du monde.
    Il ne s’agit pas de s’attarder sur les responsabilités passées pour nourrir, avec tant d’autres, un nouveau dossier en culpabilisation. Pour autant, cela ne doit pas nous empêcher d’intégrer dans notre réflexion que ce sont - pour parler comme l’ont fait les organismes internationaux - les pays “développés” ou “industrialisés” ou “à revenus élevés”, qui ont été, dans les deux siècles passés, les principales sources et les principaux bénéficiaires des dégradations de notre planète : et d’abord l’Europe et l’Amérique du Nord avec, après la Seconde Guerre mondiale, le Japon et les “dragons” d’Asie - bref, les principaux pays capitalistes de cette période, à quoi il convient d’ajouter le bureaucratique étatisme de l’ex-Union soviétique.
    Il va essentiellement s’agir, face aux atteintes de plus en plus graves que subissent de notre fait la Terre et le Vivant, de cerner la nouvelle responsabilité  qui nous échoit, de réfléchir sur la manière dont elle est - ou non - prise en charge et d’essayer de voir comment mieux l’assumer.
    Car, être responsable du monde ne va pas de soi.
    D’abord, on n’efface pas aisément du fond de notre mémoire collective et de notre inconscient des dizaines de milliers, ni des millions d’années. Le Vivant est né de la Terre et les humains sont issus du Vivant. Depuis la nuit des temps, chaque groupe humain a puisé ses moyens de subsistance dans son terroir -  en en acceptant les douceurs et les bontés et en en redoutant les intempéries et les violences ; pendant des centaines de générations, les humains ont vu, dans les éléments déchaînés et dans les cataclysmes, l’expression de la colère de dieux ou de forces des profondeurs ; et ils remerciaient des divinités pour les bonnes récoltes et autres aménités de la “nature”. Face aux tornades, aux sécheresses, aux inondations ou aux rigueurs du gel, ils étaient et se sentaient faibles, vulnérables, comme nous le sommes encore parfois dans certaines circonstances.
    Nous gardons quelque part au fond de nous un mélange d’attachement et de pulsions revanchardes à l’égard de cette mère nourricière débordante de générosité, capable de fureurs et de dérèglements : une toute-puissance pour le présent et pour le lendemain, pour la soif et pour la faim, pour le meilleur et pour l’effroi ; une inépuisable source de vie et de bienfaits à laquelle il est inconcevable d’attenter gravement et dont il serait insensé de se sentir responsable.
    Mais les relations entre l’espèce humaine et “sa” Terre, riche de l’exceptionnelle diversité du Vivant, se sont brusquement et profondément transformées dans les tout derniers siècles. Les humains se sont dotés de connaissances et de moyens techniques qui font qu’aujourd’hui ils mettent à mal la planète, ses eaux, ses sols, ses climats et menacent l’ensemble du Vivant : un nouveau rapport de forces que nous avons encore du mal à concevoir et dont nous n’assumons pas toutes les implications.
    Or cette mutation s’est accompagnée d’une coupure de plus en plus profonde entre la vie de la Terre et l’existence d’une part croissante de l’Humanité.
    Nos lointains ancêtres avaient vécu en totale immersion dans la “nature”. Puis se sont développées les premières grandes civilisations : les plus remarquables traces que nous en avons trouvées viennent de centres voués aux cultes des dieux, aux relations avec l’au-delà, au pouvoir et au stockage des grains. Alentour, se sont développées des villes, lieux d’opulence et d’activités diversifiées. Mais une très grande proportion des populations (90 à 80 %) continuait à vivre dans une dépendance directe ou dans une très grande proximité de la terre. Ce n’est que très récemment que s’est ouverte, avec l’industrialisation et le foisonnement des échanges, une ère nouvelle de large urbanisation : aujourd’hui, la moitié de la population mondiale vit dans des agglomérations urbaines - dont un milliard, environ un tiers de ces urbains, dans des bidonvilles.
    Dans les sociétés à fort enracinement agricole, la production vivrière et l’autosubsistance occupaient une place majeure, tandis que les rapports marchands et l’argent demeuraient négligeables ou secondaires ; le souci de maintenir les ressources (sols, bois, poissons, gibier...) à un niveau suffisant a imposé des limites et des pratiques que transmettait la tradition. Aujourd’hui, la population a partout augmenté, les besoins se multiplient et se diversifient, entre production et consommation des réseaux d’échange sillonnent le monde, les rapports d’argent se généralisent, le pouvoir d’achat tend à devenir partout dans le monde la première condition de la vie - et même de la survie. Au total, les liens se sont distendus entre production et état de la capacité productive, comme entre consommation et effets sur l’environnement : il y a tant d’étapes, d’intermédiaires, de transformations que les causalités s’estompent.
    Plus simplement : un consommateur d’électricité en France aura beaucoup de mal à voir le lien entre l’usage qu’il fait de ses écrans et de ses appareils ménagers et la destruction d’une nappe phréatique au Niger - une nappe vitale pour quelques villages et quelques caravanes. Comment pourra-t-il un jour s’en sentir responsable ?
    En simplifiant à l’extrême, jadis les petites sociétés rurales se sentaient en charge de préserver leur terroir où allaient vivre leurs descendants ; et, en cas de dérèglement, elles étaient les premières à en subir les conséquences. Aujourd’hui..., c’est infiniment plus compliqué ; les responsabilités se diluent. Et cette évanescence de la responsabilité, associée à notre capacité de nourrir sans cesse de nouveaux besoins - ce qu’encouragent les marques  et l’hyper-commerce - explique en partie que, depuis les années 1980, l’espèce humaine consomme et utilise plus que ce que la Terre peut produire sans être surexploitée.
    Il va donc falloir restaurer un esprit de responsabilité et refonder un système de responsabilités. Car, par delà l’excès de nos prélèvements et de nos déjections, il y a l’immense ensemble de “nuages bruns” qui s’est installé depuis le début du siècle sur l’Asie et qui s’étend, en l’automne 2008, de la Chine au Golfe persique ; il y a bien sûr les émissions de gaz à effet de serre, le changement climatique et la fonte des glaces ; il y a, encore, l’érosion de la couche d’ozone, dont l’ampleur du “trou” a, dans l’été 2008, battu tous les records ; il y a ce que certains annoncent comme la sixième disparition des espèces de l’histoire de la Terre, la première principalement due aux activités humaines ; il y a les affections et les maladies, associées à ces pauvretés qui n’en finissent pas de se reproduire, sous l’opulence comme dans les crises...
    Cette énumération, sommaire et incomplète, suggère un autre obstacle aux efforts pour susciter l’esprit de responsabilité indispensable face aux multiples atteintes que nous portons à la Terre et au Vivant : il y a des forces, il y a des intérêts, il y a des puissances qui pèsent en sens inverse. Petit jeu : reprenez la liste de l’alinéa précédent et repérez, pour chaque dommage énoncé quels acteurs peuvent avoir intérêt à ce qu’il ne lui soit pas mis fin... J’y reviendrai, bien sûr, au cours de ce livre.
    Perte du lien avec la Terre vivante d’une part croissante de l’espèce humaine ; illisibilité des processus à travers lesquels nos manières de vivre impactent notre environnement et notre planète ; actions de forces puissantes pour empêcher l’accès à l’information, la prise de conscience et l’émergence de solutions alternatives... En quoi cette esquisse de réflexion sur l’irresponsabilité contemporaine nous avance-t-elle ?
    D’abord, elle doit nous aider à comprendre que notre responsabilité à l’égard des dégradations et du devenir de la Terre doit être refondée et reconstruite en fonction des réalités de la nouvelle ère dans laquelle nous entrons.
    Ensuite, cette responsabilité, nous allons devoir dans un même mouvement la réinventer et commencer à l’exercer. Car nous avons perdu plusieurs décennies à tergiverser. Différents devenirs sont encore possibles. Mais le temps presse car nous sommes déjà engagés dans un carrefour décisif. Notre futur d’aujourd’hui sera un jour un passé accompli et irréversible et c’est chaque jour qu’il se dessine à travers la multitude des choix qu’à tous les niveaux, dans tous les domaines, nous faisons ou ne faisons pas.
    Éclairer ces choix par la conscience de nos nouvelles responsabilités peut aider à éviter de périlleuses fuites en avant ou d’inhumaines dérives. Certes, face à la puissance des intérêts, à l’épidémie d’addiction au crédit et à la consommation, aux mirages de l’ultra-libéralisme et à l’embrigadement des scientifiques par les très grandes firmes, cette conscience ne suffira pas : il faudra un puissant mouvement planétaire, peut-être un sursaut de génération, si l’on veut maintenir une Terre vivante et enrichir la qualité humaine de l’Humanité.
    Et là, le constat des dommages que nous causons et la montée d’une nouvelle exigence de responsabilité peuvent jouer un rôle.


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