FACE AU BASCULEMENT DU MONDE
extraits de la postface écrite pour
la seconde traduction en japonais de l'Histoire du capitalisme
(traduction de la 5ème édition, de 2000, du
livre)
… Nous, humains,
individuellement et collectivement, sommes responsables :
de tout. Nous sommes responsables du monde tel qu’il
va, de ses injustices, de ses maux et de ses dérives.
Nous sommes responsables de l’homme et de son devenir,
de l’Humanité et de son devenir, du Vivant et
de son devenir, de la Terre et de son devenir et, pour ce
que nous y entreprenons, de l’espace et de son devenir.
Nous sommes responsables de l’engrenage dans lequel
nous somme pris, de ses conséquences actuelles, des
désastres vers lesquels il conduit.
Or, nous sommes à un point tout à fait exceptionnel
de notre histoire.
Du fait des prodigieux progrès des transports et des
communications, toutes les civilisations sont en contact,
peuvent dialoguer, coopérer, se confronter ou s’affronter.
Toutes les cultures, les contrées, les pays, les nations
et les peuples ont de permanentes occasions d’échanger,
de se comprendre, de s’accorder ou de s’opposer.
En outre, nous nous trouvons face à des problèmes
planétaires: le dénuement d’une part importante
des habitants de la Terre, les pénuries annoncées
d’eau potable, l’épuisement de ressources,
la disparition d’espèces et le recul de la diversité
biologique, le changement climatique, les atteintes à
la couche d’ozone, l’épuisement des sols
et la désertification, le surarmement, les risques
induits par la nouvelle puissance que donnent les nouvelles
avancées technoscientiques… Des problèmes
qui mettent en jeu l’humain, ses rapports avec ce que
l’on a longtemps nommé - et que certains appellent
encore - la Création ou la Nature. Des problèmes
si graves et si urgents, que, des solutions que nous leur
apporterons, dépendent les devenirs de la Terre, du
Vivant et de l’Humanité, et jusquà leurs
survies.
À travers ce que nous allons faire dans les prochaines
décennies, se joue ce qu’il va advenir de cet
ensemble exceptionnel : cette Terre unique, porteuse de formes
de vies très probablement uniques, parmi lesquelles
la vie humaine.
Nous sommes à un carrefour que nous ne retrouverons
jamais : pour la première fois, tous les cheminements
humains se joignent ; pour la première fois, le devenir
de la Terre est en jeu ; pour la première fois, une
orientation générale doit être choisie
par les hommes et de ce choix dépend notre avenir à
tous.
C’est un carrefour sublime : car, de la fascinante diversité
de l'histoire humaine, toutes les voies encore pratiquées
débouchent sur lui ; mais aucune carte, aucune loi,
aucune autorité, aucune fatalité ne détermine
l’orientation que nous allons prendre. Certes, il y
a des pesanteurs, des contraintes, des tendances lourdes.
Mais rien n'est écrit. Parce que nous sommes humains,
porteurs de conscience et capables de responsabilité,
tout peut encore advenir.
C'est difficile mais il faut l'assumer : nous sommes responsables
de notre devenir et de celui de la Terre. Car tout dépend
de nos choix : macro-décisions - des États (et
d'abord des plus puissants), des Firmes (les plus grandes,
les plus dynamiques, les plus innovantes), des grandes organisations
- mais aussi innombrables décisions d'acteurs de moindres
tailles et des milliards de décisions individuelles.
La riche, tragique, meurtrière et merveilleuse aventure
humaine peut encore retomber en barbarie, violences et destructions
; elle peut aussi s'enfoncer dans un ou deux siècles
de plomb ; elle peut rebondir, une fois les principaux périls
écartés ou surmontés, les principaux
défis maîtrisés et l'Humanité unifiée
dans le respect de ses différences et la sauvegarde
de la Terre.
Mais, dans le monde - soumis à l’argent et aux
puissances, disparate, déchiré, travaillé
par l'égoïsme, la rapacité, la volonté
de dominer, le mépris et la violence - qui est le nôtre,
seule une large et puissante coalition humaine pour un monde
plus humain pourra permettre de sortir les sociétés
humaines de l'ornière tragique où elles s'embourbent.
Une telle coalition n’est possible que si l’objectif
est clairement défini, si la faisabilité en
est affirmée, si les voies et moyens sont esquissés
et des étapes proposées. Bref, si est conçue
et construite collectivement, une “stratégie
pour un monde plus humain sur une Terre vivante”.
D’innombrables acteurs - des groupes locaux aux États
et aux organisations et institutions internationales - œuvrent
en ce sens. D’innombrables actions ont été
menées à bien, sont en cours ou en projet. Les
forces et les volontés les plus diverses sont prêtes
à s’y joindre ou à participer à
de nouvelles initiatives. La préparation et la mise
en œuvre d’une telle stratégie démultipliera
les énergies, renforcera les convictions et suscitera
des synergies espérées ou inattendues.
Nous ne savons pas aujourd'hui quelles seront, au milieu du
XXIe siècle, les principales énergies utilisées.
Mais nous savons que nos sociétés ne seront
pas les mêmes selon que prédominera une énergie
nucléaire ultra-puissante et dangereuse ou une gamme
d'énergies décentralisées sans effets
négatifs durables sur les humains et l'environnement.
Nous ne savons pas quelles vont être les avancées
de la science et de la technique dans les domaines essentiels
de la matière et de la vie ; ni quels usages les sociétés
humaines auront choisi d'en faire : nous ne le savons pas,
en partie parce que ces avancées dépendent des
choix que nous - consommateurs et citoyens - mais aussi les
méga-décideurs - États et Très
grandes firmes - allons faire.
Une stratégie pour un monde humain ne peut donc pas
décrire ce que seront nos sociétés dans
quelques décennies. Cependant, responsables de nous-mêmes
et de la Terre, nous devons agir dans le présent en
ayant en tête que nos décisions d'aujourd'hui
modèlent l'avenir.
Si nous nous plaçons dans une perspective humaniste,
nous savons que nos actes façonnent l'avenir et nous
voulons aller vers un monde moins inégal, moins dur
pour les faibles, plus humain.
Nous sommes incapables de le décrire tant il y a de
variables et d'inconnues mais nous pouvons mettre en perspective
quelques objectifs majeurs qui devront guider nos choix dans
les prochaines décennies.
La Paix, l'extinction des luttes armées et plus largement
le recul des violences et de l'insécurité :
c'est certainement à quoi aspirent le plus largement
les humains. Il faut remettre cet objectif au cœur de
nos préoccupations et de nos décisions. Une
meilleure connaissance réciproque doit y contribuer
à travers une meilleure compréhension entre
les peuples. Mais il faudra aussi désamorcer les sources
de conflits historiques et dénouer des tensions plus
récentes. Sans doute aussi l'accès à
une vie meilleure et la réduction des inégalités
seront-ils d’essentiels facteurs de paix.
Vivre, bien vivre, jouir de sa vie : voilà aussi une
aspiration profonde et largement partagée. Beaucoup
dans les sociétés passées y sont parvenus
: même avec une production limitée, le bien vivre,
la sécurité et un certain degré d'aisance
pouvaient être atteints, dès lors que les besoins
restaient modestes. Pour les prochaines décennies,
le plus urgent sera de faire reculer la misère et l’extrême
dénuement dans le monde : aider chaque groupe ou société
concerné à assurer la satisfaction de ses besoins
fondamentaux. Il faudra aussi garder notre Terre vivante,
éviter la généralisation des espaces
de vie artificiels où l'eau, l'air, le silence, le
bruit du vent et le chant des oiseaux, tout serait reproduit
artificiellement. Sauvegarder la Terre et respecter le Vivant
me paraissent des conditions essentielles. La qualité
et la diversité de l'alimentation, le contact avec
la vie animale et végétale sont indispensables
au bien vivre : et là, la Terre est irremplaçable.
S'accomplir au cours de sa vie, croître en connaissances,
en talents et en sagesse sont aussi des démarches essentielles
qui font que la vie vaut d'être vécue : nos sociétés
d’opulence ont quelques décennies pour se défaire
de l'addiction au consommer toujours plus et toujours nouveau.
Il y a des centaines d'autres bonnes raisons de vivre: dès
qu'un certain niveau de confort est atteint, elles doivent
s'affirmer et se substituer à la primauté accordée
à la consommation - ce qui implique que nous ayons
appris à maîtriser la croissance de nos besoins
et aussi que nous ayons inventé une société
de pleine activité pour chacun qui ne dépende
pas d’une incessante croissance économique. C'est
ainsi que l'économie redeviendra la servante de la
société : une société où
l'humain aura trouvé (ou retrouvé) une place
prééminente. D'ici là, espérons-le,
une batterie d'indicateurs sociaux/ économiques/ environnementaux/
humains auront remplacé le réducteur et fallacieux
“taux de croissance”.
Une Humanité solidaire, en paix sur une Terre vivante;
les technologies les plus modernes mises au service des besoins
humains essentiels, avec le souci permanent d'éviter
qu'elles ne génèrent de nouvelles pollutions
ou de futurs périls ; une nouvelle dynamique des sociétés
humaines trouvée grâce à une élévation
de notre degré de responsabilité et d'humanité.
Voilà quelques perspectives qui devraient permettre
d'éclairer notre devenir et de guider nos décisions.
Elles devraient aussi permettre de surmonter les tensions
et crispations actuelles et, pour certains, d'accepter des
efforts ou des sacrifices nécessaires.
Elles pourraient enfin aider chacun à changer son regard,
tant sur le monde que sur sa propre vie.
Michel BEAUD, mai 2007
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