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Quelques articles
non acceptés
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Réflexions
sur la sortie de crise
ou
Au seuil d’un carrefour sublime
Le brouillard idéologique
répandu sur le monde par les tenants d’un libéralisme
économique doctrinaire est en partie disloqué
par les bourrasques de la crise. Quelques idées simples,
globalement rejetées depuis deux ou trois décennies
commencent à réémerger : sans règles
ni contrôles, le marché ne conduit ni à
l’optimum ni au meilleur des mondes ; fondé
sur un processus cumulatif incessant, le capitalisme doit
être en permanence contenu et orienté par des
règles et des politiques ; présente dans l’économie
de marché, inhérente au capitalisme, la spéculation
ne doit jamais prendre le dessus par rapport à la
vie quotidienne, à l’économie et à
la finance... La prédominance d’une sphère
financière en quête de rendements élevés,
a grevé et parfois saigné à blanc trop
d’entreprises ; et la spéculation sur des titres
de plus en plus éthérés par la magie
de l’informatique - déchaînée
par la folie du jeu, les surenchères de la compétition,
les facilités de l’internet, et les obscurités
des paradis fiscaux et autres places ou voies occultes -
a conduit à des désastres dont on n’a
pas encore mesuré toute l’ampleur.
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Pour autant les
brumes de l’idéologie libérale sont
loin d’être dissipées. L’étatisme
généralisé a conduit à une faillite
exemplaire en Union soviétique. Et dans des sociétés
imprégnées de l’addiction à l’achat
marchand et à des marchandises toujours renouvelées,
les grandes firmes de tous les secteurs retrouveront, face
à une concurrence durcie, les comportements des dernières
années ; à peine remise à flot, la
bancassurance convaincra des dirigeants politiques désarmés
de l’absolue nécessité d’une totale
liberté sur les marchés des produits dérivés,
contre la promesse d’une autorégulation de
la profession par elle-même. Et l’on repartira
pour un tour, comme on l’a fait depuis chacune des
dernières crises boursières. Sur un marché
du travail dérégulé, les salariés
seront à nouveau durement et inégalement touchés.
Et dans une probable période de stagflation - mélange
de stagnation et d’inflation - tous, salariés,
chômeurs, travailleurs pauvres, artisans, professions
libérales, petites et moyennes entreprises, retraités,
payeront les pots cassés.
Pour l’éviter, il faut impulser une sortie
constructive à cette crise.
Pour ce faire, il convient d’abord de ne pas se focaliser
sur la crise financière. Celle-ci n’est en
effet qu’un aspect, une composante de la grande transformation
en cours. Comme lors de la “grande dépression”
(ainsi nommée par les Européens) de la fin
du XIXe siècle, de nouvelles technologies et de nouvelles
énergies commencent à remplacer les anciennes,
de nouveaux secteurs d’activité apparaissent,
de grands pays émergent et aspirent à accéder
aux premières places mondiales : il y a un siècle,
c’étaient l’Allemagne et les États-Unis
face à la Grande-Bretagne et, plus largement, à
la vieille Europe ; aujourd’hui, c’est la Chine
et l’Inde face aux États-Unis et, plus largement,
à l’Occident.
La “grande dépression” avait été
l’avant-dernier coup de gong avant la fin de la pluriséculaire
prééminence européenne sur le monde
; dans la grande transformation en cours se joue la fin
de la prédominance de l’Occident : occidentalisation
du monde, rejet de l’Occident ou voie mixte, de toute
façon cela se fera à travers compétitions,
coopérations et conflits. Et l’Europe aura
à faire des choix.
Mais la différence majeure est ailleurs : aujourd’hui,
les besoins humains excèdent les capacités
de la Terre. Il faudrait plusieurs planètes pour
que l’ensemble des humains vivent selon un mode de
vie qui fascine beaucoup d’entre eux, celui de l’Europe
ou de l’Amérique du Nord. Depuis les années
1980, l’humanité dans son ensemble puise dans
le crédit que nous offre la Terre en ressources renouvelables
et en capacités de régénération
; nous transgressons les limites qui permettraient un renouvellement
équilibré et durable de la Terre ; en bref,
nous vivons aux frais d’une Terre que nous épuisons
et de notre futur que nous hypothéquons.
En témoignent nos émissions de gaz à
effet de serre, le changement climatique, l’excès
de nos prélèvements, nos pollutions, la dégradation
des sols et des eaux, les terribles atteintes au vivant
et à la diversité biologique... En témoignent
aussi les crises du pétrole, les crises de la faim,
les spéculations sur les terres et sur les produits
agricoles de base, le nouvel enjeu des agro-carburants dont
certains risquent d’alimenter des véhicules
au détriment des humains les plus pauvres. Car notre
monde mondialisé est marqué par d’abyssales
inégalités.
Or précisément, du fait de ces profondes inégalités,
ni le marché, ni le capitalisme, ni les États
ne vont d’eux-mêmes nous mener vers une issue
positive à la crise ; la bonne volonté et
les initiatives de centaines de millions de Terriens n’y
suffiront pas non plus. Pour dégager cette sortie
et pour qu’on s’y engage durablement, il va
falloir une élévation de nos niveaux de conscience
et de responsabilité. Il va falloir qu’en tant
que citoyens, nous soyons suffisamment nombreux à
peser sur les États, les organismes internationaux
et les ONG ; et qu’en tant que consommateurs, producteurs,
entrepreneurs ou épargnants, nous pesions sur les
firmes.
Il va aussi falloir que nous comprenions et assumions ceci
: nous sommes à une époque radicalement exceptionnelle
de notre histoire. Pour la première fois, les activités
humaines menacent les ressources et les équilibres
de la Terre. Pour la première fois, toutes les sociétés
humaines sont en relation et peuvent communiquer en temps
réel. Pour la première fois, le devenir de
la Terre, du Vivant et de l’Humanité dépend
de nos décisions. Or, aucune carte, aucun plan, aucune
autorité, aucune fatalité ne détermine
les cheminements que nous allons suivre. Nous sommes au
seuil d’un carrefour sublime : il y a bien des pesanteurs,
des contraintes, des tendances lourdes mais tout peut encore
advenir, tout dépend encore de nos décisions.
La riche, tragique, meurtrière et merveilleuse aventure
humaine peut encore retomber en barbarie, violences et destructions
; elle peut aussi s'enfoncer dans un ou deux siècles
de plomb ; elle peut s’enfermer dans le corset d’une
technologie à qui l’on demandera, au moins
pour les puissants et les riches, de produire, le plus souvent
à coûts élevés, des ersatz des
bienfaits que la Terre nous offre depuis des millions d’années
; elle peut rebondir, une fois les principaux périls
écartés ou surmontés, les principaux
défis maîtrisés et l'humanité
unifiée, dans le respect de ses différences
et la sauvegarde de la Terre.
Pour qui opte pour une Humanité plus humaine sur
une Terre vivante, les principaux impératifs sont
clairs. Entre autre : solidarité et réduction
des inégalités ; réponse aux besoins
fondamentaux dans les contrées pauvres et maîtrise
des besoins marchands dans les aires d’aisance et
d’opulence ; parmi les innovations et les nouvelles
technologies, privilégier celles qui violentent le
moins les humains, le vivant et la Terre ; et sur ces bases,
construire des procédures de règlement des
conflits et de retour à la paix susceptibles de créer
les conditions d’un indispensable désarmement...
Pour l’an prochain ou au cours d’un mandat électoral,
c’est évidemment impossible. Mais dans le siècle
qui vient de débuter, si on le veut avec suffisamment
de ténacité, on le peut. Les prochaines décennies
vont être décisives : un formidable challenge
pour les nouvelles générations !
Michel Beaud
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