Pour le professeur, les problèmes
actuels ne peuvent s'expliquer entièrement par les
méfaits du libéralisme.
Vous croyez que les économistes n'en ont que pour les
chiffres et les équations longues comme le bras? Tout
le laisse croire, lorsqu'on les voit étayer leurs solutions
techniques pour répondre aux problèmes économiques
actuels. «Pourtant, tous les économistes, depuis
Turgot et Adam Smith, au XVIIIe siècle, en passant
par Marx, Stuart Mills, Alfred Marshall et Keynes, ont été
des gens très préoccupés par les questions
éthiques. Le grand risque de la période actuelle,
ce serait qu'une seule valeur compte, non pas une valeur éthique,
malheureusement, mais une valeur qui a la forme trébuchante
de l'argent, qui est en train de devenir le critère
de tout.»
Professeur d'économie à l'Université
de Paris VII (Jussieu), Michel Beaud connaît par coeur
les litanies néolibérales. Coauteur, avec Gilles
Dostaler, professeur à l'UQAM, d'un ouvrage important
sur La Pensée économique depuis Keynes,
il s'oppose avec force à la tendance actuelle de couper
l'économique du politique et de l'éthique.
«Keynes disait que l'économique, le politique
et l'éthique sont les trois passagers d'une voiture,
en ajoutant que ce n'est pas l'économique qui doit
être au volant. Mais actuellement, dans la plupart des
pays, on laisse de fait le jeu des forces économiques
régler les problèmes, parce que les politiques
n'ont pas de projet à proposer à la population.
On en est au point où c'est presque honteux aujourd'hui
de dire qu'on prend une position éthique! Mais il faudra
bien remettre l'éthique à sa place si on ne
veut pas que notre société devienne une jungle
où chacun risque, au moindre accident, de basculer
dans cette zone dangereuse où il n'est plus intéressant
pour le monde économique.»
L'économiste français sait se faire mordant
quand on lui parle des politiques mises de l'avant aujourd'hui
pour favoriser le libre fonctionnement du marché. «D'après
les données publiées dans un numéro récent
de la revue Fortune, les profits des 500 premières
entreprise dans le monde sont plus importants que la production
du milliard d'habitants les plus pauvres de la planète.
Et le chiffre d'affaires de ces mêmes entreprises est
presque égal à la moitié de la production
brute mondiale.»
Dans ce système de marché oligopolistique, de
très grands groupes échappent à la concurrence
et négocient entre eux les règles du jeu, pour
ensuite redevenir concurrents et imposer des contraintes à
des entreprises, des régions, des pays, qui se battent
pour obtenir une partie des contrats de sous-traitance. -La
concurrence est bien réelle, mais elle est utilisée
par de très grands acteurs mondiaux, dont on n'imagine
même pas le poids. On est donc très loin du marché
traditionnel. Alors quand on parle de libéralisme dans
ces cas-là, on se moque de nous!»
Auteur d'une Histoire du capitalisme traduite en
plusieurs langues, M. Beaud demeure pourtant un ardent défenseur
du marché. «Le marché est un mécanisme
économique fondamental, presque aussi important, je
dirais, que l'élection en politique. Il est irremplaçable
pour faciliter les ajustements entre les acheteurs qui ont
un pouvoir d'achat, et les producteurs. Mais il est absurde
de croire que le marché peut à lui seul tout
régler
Si le capitalisme, comme l'avait déjà noté
Marx, permet un développement sans précédent
de la production de richesses de toutes sortes, il souffre
aux yeux du professeur d'un vice fondamental qui exige qu'on
en tempère les effets. Le capitalisme, qui ne s'intéresse
qu'aux besoins solvables, laisse en effet de côté
tous ceux qui n'ont pas les moyens de se payer les biens produits.
«Si on ne met pas d'argent pour satisfaire les besoins
élémentaires des plus pauvres en eau potable,
en alimentation et en santé, ces gens resteront à
l'écart, comme on le voit déjà aujourd'hui,
où le cinquième de la population mondiale accapare
80 % des richesses pendant que deux autres cinquièmes
n'en possèdent que 3%. Et ce fossé colossal
s'aggrave sans cesse. Si on n'arrive pas à le réduire,
on va se retrouver avec un monde encore plus dangereux qu'aujourd'hui
dans les prochaines décennies.»
Plus la société est inégalitaire, et
moins on peut s'en remettre strictement au jeu du marché,
estime M. Beaud, qui ajoute qu'aucune société
n'a de toute façon trouvé sa cohésion
sur la seule base du marché. «Partout, l'État
a joué un rôle central dans le développement
du capitalisme, pour la création de la monnaie et la
surveillance des institutions de crédit, pour la création
du marché du travail et la régulation progressive
du nouveau système de salariat, et pour la surveillance
de la qualité des produits, de la protection des consommateurs
et de l'environnement, etc.»
La situation n'est pas différente aujourd'hui dans
les pays en forte croissance, notamment en Asie, bien que
la mondialisation de l'économie concoure actuellement
à modifie cette situation. «Il est clair qu'il
y a actuellement une inadéquation entre la mondialisation
des marchés, d'un côté, et le fait que
le seul régulateur cohérent reconnu efficace
soit l'Etat. Mais avec la mondialisation, la régulation
par l'État national ne suffit plus, et l'un des grands
défis de la prochaine décennie sera de trouver
de nouveaux systèmes plurinationaux, continentaux ou
mondiaux, je ne sais pas, qui vont permettre de trouver, progressivement,
de nouveaux équilibres.»
Michel Beaud note que le développement des marchés
financiers, à l'échelle de la planète,
exige la mise en place rapide d'un système mondial
de régulation. «À l'époque de Keynes,
dans les années 30, le montant des activités
monétaires et financières était à
peu près deux fois celui du commerce international.
Dans les années 70, il était à peu près
dix fois plus grand. Aujourd'hui, cent fois plus grand! A
cet égard, le rôle de la Banque mondiale et des
grandes banques centrales est de rassurer, et c'est ce qu'elles
font. Mais on voit aussi différents rapports de la
BRI [Banque des règlements internationaux] et du FMI
[Fonds monétaire international] et on entend des responsables
qui parlent dans le privé et qui disent que s'il y
avait une panique financière, on ne pourrait rien maîtriser»
S'il prône depuis longtemps un mariage du marché
et du plan, le professeur reconnaît que certaines formes
d'interventions de l'Etat, qui se justifiaient dans les années
50, 60 ou 70, peuvent ne plus être pertinentes aujourd'hui.
Et il admet du même coup que les problèmes actuels
ne peuvent s'expliquer entièrement par les méfaits
du libéralisme.
«Je crains que dans beaucoup de nos sociétés,
les pouvoirs publics, les intellectuels et les organisations
sociales aient accepté l'accentuation des inégalités.
Ça me paraît très grave. Plus personne
n'a le courage de dire qu'il faut qu'un certain nombre de
catégories sociales fasse des sacrifices si on veut
que notre société conserve une cohésion.
Et ça, ce n'est pas une question de libéralisme
et de compétition, qui rendent cependant la chose plus
difficile. Il y a un manque de perspective, de courage, d'éthique,
qui fait que, finalement, les fonctionnaires, dont je suis,
les responsables économiques, dont je ne suis pas,
et différents groupes sociaux s'accommodent d'une situation
où se creusent les inégalités, et préfèrent
payer plus de forces de police et de forces répressives
plutôt que de rechercher un nouvel équilibre
pour la société.»
Ceux qui voient dans la croissance économique la clé
des problèmes actuels devraient ainsi réviser
leurs positions, s'il faut en croire M. Beaud, qui disséquait
déjà l'échec de la politique économique
du gouvernement socialiste de François Mitterrand,
fondée sur la relance de l'activité économique,
dans un livre publié en 1983, Le Mirage de la gauche.
Il est facile de faire miroiter la croissance comme solution
à tous nos maux, mais cela permet surtout d'éviter
de poser la question à ses yeux fondamentale.
«Chaque société
doit trouver en elle-même le mélange de sacrifices,
de compromis, de recherche de l'équité qui permet
de faire une place à chacun. Il s'agit de savoir si
on est prêt à accepter qu'une partie de la population
ne trouve pas vraiment sa place dans la société.
Je crois que dans l'après-guerre, il y avait ce souci
de donner sa place à chacun dans la société.
Mais ce compromis est abandonné depuis quelques années
et il n'y en a aucun qui se dessine à l'horizon. Il
n'est pas étonnant, et dans cette perspective, que
chaque groupe se replie sur la défense de ses seuls
intérêts.»
La mobilisation
totale
Contrairement à d'autres économistes, Michel
C Beaud n'a pas de solutions miracles à proposer pour
sortir d'une crise qui n'en finit plus de durer. Et il ne
croit pas aux recettes qui font l'économie de la dimension
éthique de nos problèmes actuels.
«En schématisant,
on peut dire que tout va à vau-l'eau en ce moment.
Les politiciens n'ont pas de projets, ils gèrent en
fonction des élections au mieux, des sondages au pire.
Je crois que ma génération [il a 61 ans] a souvent
manqué de responsabilités. Mais il ne faut pas
que les jeunes générations se laissent aller
aux fatalités.»
Pour conjurer les dangers les plus graves auxquels nous sommes
aujourd'hui confrontés, l'économiste jadis conseiller
du courant de Jean-Pierre Chevènement au sein du Parti
socialiste français, lors de la prise du pouvoir de
1981, croit qu'il faut d'abord bien circonscrire quatre ou
cinq grands problèmes.
A ses yeux, cela s'imposent assez clairement: l'inégalité
des richesses à l'échelle mondiale, l'apartheid
entre riches et pauvres à l'intérieur des frontières
nationales, les dégâts croissants causés
à l'environnement et la déliquescence de la
cohésion sociale.
«Une fois les
problèmes identifiés, on doit faire comme si
c'était la guerre. A l'occasion d'une guerre, en l'espace
de quelques mois, on peut mobiliser 40% des ressources pour
fabriquer des bombes, des obus, des fusils, des trucs pour
tuer et détruire. Est-ce qu'on n'est pas capable de
mobiliser ces ressources, y compris scientifiques et techniques,
pour nous aider à résoudre les grands problèmes
identifiés? La question est au fond très simple.
Elle consiste à savoir si on aura un monde humain ou
soit inhumain, soit très largement détruit.»
Cette mobilisation collective, qui permettrait de donner un
projet aux jeunes adultes, n'exige finalement qu'une chose:
la volonté collective de bouger, en refusant tout fatalisme.
«Il y a toute une gamme de moyens d'actions qui existent
déjà, mais il faut d'abord prendre la décision
de changer les choses.»
Bien qu'il souligne la gravité des problèmes,
Michel Beaud refuse en effet de baisser les bras. Même
s'il sait que rien ne peut garantir une amélioration
sensible de la situation. «Je ne suis ni optimiste,
ni pessimiste. je suis cependant très inquiet. Mais
je me dis que jusqu'à maintenant, l'humanité
a à peu près toujours su surmonter les obstacles
auxquels elle était confrontée. Pourquoi ne
pourrait-elle pas le faire encore aujourd'hui?»
J. P. <http://www.vigile.net/archives/idees/philo/pichettebeaud.html>
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