L'économie est en
désarroi. La croissance repart, les marchés
financiers dépriment. Pourquoi ce décalage qui
paraît absurde ?
_ Cette situation s'est manifestée d'une manière
presque caricaturale au printemps et au début de l'été
: l'économie des Etats-Unis connaissait une croissance
soutenue, mais la hausse des taux d'intérêt à
long terme entraînait la morosité de la Bourse
; et le dollar baissait. Ces mouvements sont apparemment contradictoires.
Ils peuvent d'ailleurs s'inverser brusquement : le dollar
a connu une hausse importante de 1979 à fin 1984 et
une forte chute ensuite.
" Pour mieux comprendre, il faut d'abord admettre qu'en
économie, on est loin de la mécanique : quand
on veut construire un pont, on évalue les charges qu'il
aura à supporter, puis on multiplie par un fort coefficient
et, si le socle est solide et la construction correcte, le
pont tient. En économie, on est plus près de
la médecine: une substance (une mesure de politique
économique) peut avoir des effets différents
selon la dose, être bénéfique dans un
domaine et dangereuse dans un autre ; et il y a aussi des
interactions entre le " physique " et le "
psychique ".
" En outre, l'économie contemporaine ne peut plus
se comprendre comme un simple ensemble d'économies
nationales ; ce n'est pas non plus une réalité
entièrement mondialisée. C'est un système
complexe, national et mondial, tissé en plusieurs trames
(internationales, transnationales, plurinationales, continentales)
et hiérarchisé.
" Dans ce système, l'économie américaine
a une double nature : c'est à la fois une puissante
économie nationale et le pôle prédominant
des dimensions internationales, transnationales et mondiales.
Or, comme économie nationale, elle souffre de profonds
déséquilibres : insuffisance de l'épargne,
déficits publics, triple endettement (des ménages,
des entreprises, des administrations), déficit courant
extérieur, endettement extérieur... Déséquilibres
que les marchés sanctionneraient rapidement pour tout
autre pays capitaliste et que le FMI obligerait de combattre
drastiquement dans un pays du Sud ou de l'Est.
_ Mais ces déséquilibres n'empêchent
pas la croissance, le dynamisme économique des Etats-Unis...
_ On peut même dire qu'ils y contribuent. En même
temps, ils contribuent à la prospérité
d'autres pays, car les importations des Etats-Unis sont, pour
beaucoup, des exportations d'Asie. Le déficit commercial
américain est, en grande partie, l'excédent
commercial japonais. Et finalement, ils contribuent au fonctionnement
de l'économie mondiale, puisque le déficit extérieur
des Etats-Unis l'alimente en liquidités internationales.
" Ainsi, paradoxalement, ces déséquilibres,
porteurs de périls, ont une utilité. Leur importance
inquiète, mais on redouterait, si elle se réalisait,
les effets de leur réduction. D'où les mouvements
contradictoires, les basculements, les incertitudes et les
foucades des marchés...
_... Et notamment des marchés financiers
: la sphère financière mondiale ne constitue-t-elle
pas, désormais, une force autonome déterminante
pour les gouvernants et les économies des différents
pays ?
_ D'une certaine manière, oui. Un ordre de grandeur
en témoigne : le montant des transactions sur les marchés
monétaires et financiers internationaux représente
aujourd'hui environ cinquante fois la valeur des échanges
commerciaux internationaux, contre deux fois il y a une soixantaine
d'années. Les capitaux susceptibles de se déplacer
avec une très grande mobilité en cas de grande
spéculation ou de poussée de fièvre représentent
des masses impressionnantes au regard des moyens d'intervention
des banques centrales. Et le gouvernement américain
lui-même est obligé, quand il définit
sa politique économique, de tenir compte des réactions
des marchés.
" Mais il faut bien voir que, dans cette " sphère
financière " aussi, il y a imbrication, et donc
interférence, du national et du mondial. On connaît
le poids des multinationales, grandes firmes industrielles,
banques, établissements financiers, groupes dominant
la production des marchandises complexes du nouveau capitalisme
généralisé ; eh bien, l'informatique
et les télécommunications leur permettent, en
temps réel, de se procurer - ou de placer - des ressources
en tout point du globe. Mondialisation donc ; mais en même
temps, les marchés sur lesquels ils interviennent sont
nationaux.
" Ces opérateurs, très soucieux d'assurer
aux ressources qu'ils gèrent les soins les plus sophistiqués,
jouent sur une gamme de plus en plus diversifiée d'instruments
financiers, et cela conduit à démultiplier d'une
manière extraordinaire le nombre et le montant des
transactions. Le gonflement de la sphère financière
tient aussi à l'importance des déséquilibres
dont nous parlions tout à l'heure, avec, d'un côté,
des besoins de financement nationaux - et d'abord des Etats-Unis
- et, de l'autre, des offres de financement nationales - au
premier rang japonaises.
" Cette sphère financière est donc pleinement
" nationale/mondiale ". Le problème est que,
dans la période récente, les marchés
nationaux ont été largement déréglementés
; et l'ensemble des opérations réalisées
à l'échelle du monde n'est soumis ni à
une autorité, ni à des règles mondiales.
Là, nous sommes sur le fil du rasoir.
" On consacre à l'argent plus d'intelligence
et de ressources qu'à secourir les hommes "
_ Que peut-on craindre ?
_ Comme en beaucoup de domaines, le pire est possible. Le
dire n'implique pas qu'il se réalisera ; au contraire,
la vertu d'une telle observation devrait être de susciter
des efforts de prévention. Le krach boursier de 1987,
les secousses monétaires de 1992 ont montré
la faiblesse et, pour certaines, l'impuissance des autorités
nationales quand s'enclenchent les spirales des paniques
et des spéculations.
" Pour les marchés boursiers, il y a une certaine
morale à ce qu'on puisse y perdre, puisqu'on y peut
gagner. Après d'autres, une nouvelle génération
de petits épargnants risque fort, dans les prochaines
années, d'en faire à ses frais l'expérience.
Le plus préoccupant me paraît être le
"non-système monétaire international"
- que Robert Triffin nommait aussi "scandale monétaire
international ".
" Le dollar en est la clé de voûte ; aucune
autre monnaie n'est prête à le remplacer ;
or, l'importance des engagements extérieurs des Etats-Unis
constitue une épée de Damoclès. Un
scénario catastrophe ne peut être exclu : un
choc initial (vive poussée inflationniste, crise
grave de la société ou brutale vacance au
niveau présidentiel), une vague de défiance
à l'égard du dollar et des actifs en dollars,
la chute brutale de cette monnaie, le chaos sur les marchés
financiers, avec la possibilité de conséquences
profondes et durables sur les échanges internationaux,
les économies, l'emploi...
_ Peut-on alors parler d'une impuissance, d'une
irresponsabilité des gouvernements ?
_ Certainement. L'inquiétude, d'ailleurs, perce dans
des rapports de la Banque des règlements internationaux
(BRI) ou dans certaines déclarations de responsables
du FMI ou de la Réserve fédérale américaine.
Mais toute notre époque n'est-elle pas placée
sous le signe de l'impuissance et de l'irresponsabilité
? En témoigne, entre autres, la déclaration
finale de la réunion du G7 à Naples, en juin
1994. Les sept plus puissants dirigeants du monde, tout
comme des intellectuels pétitionnaires, " condamnent...,
regrettent..., en appellent à...
".
" Déjà, et je crois que ce fut une première,
à La Haye en 1989, des chefs d'Etat et de gouvernement
avaient lancé un " appel " contre l'effet
de serre. Et à Rio, en 1992, ce fut un feu d'artifice
de bonnes intentions et de résolutions sans véritables
engagements.
" Or, d'immenses problèmes submergent nos pays
et notre monde : fragilité du système monétaire
certes, mais aussi surpopulation, atteintes aux équilibres
de la planète, risque de léguer aux générations
futures une terre dégradée. La pauvreté,
l'analphabétisme, les maladies progressent ; l'inégalité
devient insupportable : le cinquième le plus riche
de la population mondiale dispose de 80 % des ressources
du monde ; le cinquième le plus pauvre, de 0,5 %.
Plusieurs décennies vouées au développement
ont débouché sur des désastres en Afrique,
des blocages tragiques dans le monde arabo-musulman, de
graves échecs en Amérique latine.
" Jamais l'humanité n'a disposé d'autant
de moyens techniques et financiers. Jamais elle n'a été
confrontée à de tels périls, qui sont
autant de défis. Mais jamais l'impuissance des puissants
n'a été aussi manifeste. Nos dirigeants font
des discours ; ils arguent souvent de la montée des
problèmes mondiaux pour justifier leur " non-agir
" national ; mais il ne travaillent sérieusement
ni à élaborer des stratégies (qu'il
faudrait concevoir, du local au mondial, à multiples
niveaux), ni à constituer les instances (probablement
par grandes aires géopolitiques) susceptibles d'élaborer
et de porter de telles stratégies.
" L'argent prime ; on consacre à son soin plus
d'intelligence et de ressources qu'à secourir les
hommes en difficulté dans le monde. Plus que jamais
il devient dans nos sociétés le critère,
le guide, la valeur suprême ; il fascine et aveugle.
" Le marché est présenté comme
l'ultime panacée. Il est à l'évidence
irremplaçable ; mais il ignore par essence les besoins
non solvables ; on ne peut s'en remettre à lui pour
la détermination de tous les revenus, ni pour celle
de l'éventail des revenus ; et, vice redoutable dans
une période où tout s'accélère,
il néglige gravement le futur.
" Le couple qui a eu la plus grande efficacité
historique est, chacun en convient, le couple " Etat/marché
", et, à mes yeux, pour les meilleures performances
économiques et sociales, le couple " social-démocratie/marché
". Mais le socialisme est au creux de la vague. Les
démocraties sont malades. L'humanisme se love dans
l'humanitaire. Nous vivons dans un monde à irresponsabilité
illimitée. A l'évidence, c'est un monde à
hauts risques.
_ Votre pessimisme n'est-il pas excessif ? Que
préconisez-vous face à un tel constat ? Une
aggravation des crises peut-elle être salutaire, en
obligeant à réagir?
_ Pessimiste... Je ne pense pas. N'est-ce pas une forme
d'optimisme, aujourd'hui, que d'en appeler encore à
l'humanité de l'Humanité et de plaider pour
l'avenir du monde ? En fait, je suis surtout inquiet : cela
m'ennuierait que la belle histoire de la Terre, du vivant
et des hommes se termine mal parce qu'une ou deux générations
n'auraient pas su prendre la mesure de leurs responsabilités,
et les assumer.
" Mais je ne crois pas à la crise salutaire.
Regardez les catastrophes humanitaires : pour l'essentiel,
elles signalent qu'un milliard d'humains vivent à
la limite de la survie ; mais une fois passée la
réaction de compassion, engage-t-on une stratégie
concertée pour faire reculer la misère du
monde ?
" Regardez le chômage de masse, la marginalisation,
l'exclusion : seuls quelques pays de culture sociale-démocrate
essaient encore d'endiguer et de combattre ces fléaux.
Mais entre riches et démunis est en train de se mettre
en place, en silence, une sorte d'apartheid mondial. Regardez
les risques écologiques.
"Le capitalisme d'aujourd'hui tend à
dominer toutes les formes d'activité"
" Pour arrêter cette descente aux enfers, il
faudrait que nos sociétés débattent
de leurs devenirs possibles, des choix qui s'offrent et
donc des priorités. Cela implique que nous réfléchissions
au sens plus qu'aux moyens et que les valeurs _ autres que
marchandes _ morales, éthiques, humaines, retrouvent
une place première.
_ Que peut alors nous apprendre l'économie
? Que nous enseignent les économistes ?
_ C'est une question qui me taraude depuis quarante ans.
Vous savez, beaucoup, parmi les économistes, le sont
devenus avec l'ambition de lutter contre les grands maux
de leur temps : au XIX siècle, la misère urbaine
et la question ouvrière ; dans les années
30, la crise et le chômage ; après la guerre,
l'injustice de nos sociétés et le sous-développement
de ce qui était alors le tiers-monde.
" Aujourd'hui, la profession d'économiste semble
avoir perdu cette foi que, parmi bien d'autres, ont incarnée,
chacun à sa manière, Marshall, Keynes et Perroux.
Il y a des économistes praticiens, dont le travail
est nettement borné entre la modélisation
à réaliser et les analyses à fournir.
Il y a des économistes universitaires, subjugués
aujourd'hui par la production de leurs confrères
américains.
Quelques lignes de force ressortent : la puissante vague
de mathématisation, l'éclatement entre les
écoles, le foisonnement de la formalisation sans
analyses ni données concrètes, le découpage
sans cesse plus accentué en spécialités
de plus en plus pointues. Le travail sur le réel
recule, sauf dans certains champs de spécialisation.
" La pensée large, historique, sociale, celle
qui s'enracine dans la grande tradition de l'économie
politique, paraît étouffée, comme bannie
de la discipline. Quant à prendre en charge, dans
leur ensemble, les grands problèmes de notre temps,
disons que l'ambition n'y est plus.
_ Mais vous, comme économiste, que diriez-vous
?
_ Il y aurait beaucoup de choses à dire, mais allons
à l'essentiel. Pour la première fois de l'histoire,
nos sociétés tendent à être soumises
à l'économie ou, pour parler comme Polanyi,
"encastrées dans le système économique".
Elles deviennent dépendantes d'un nouveau capitalisme
généralisé qui se déploie à
l'échelle mondiale...
_ En quoi ce capitalisme est-il nouveau ?
_ Du capitalisme marchand et manufacturier était
né le capitalisme industriel, avec ses marchandises
matérielles et ses usines ; de ce capitalisme industriel,
naît aujourd'hui un capitalisme qui tend à
dominer, directement ou indirectement, toutes les formes
d'activité : industrielles et agricoles bien sûr,
mais aussi ce qu'on nomme le tertiaire, le monde de la connaissance,
la science, la création... Ses nouvelles marchandises
sont des produits complexes de recherche scientifique et
technique, d'investissements matériels et immatériels,
de productions et de compétences ; comme pour la
production de l'eau, les greffes d'organes, la médecine
génétique, le stockage et la diffusion des
informations.
" A la limite, les promoteurs de ce capitalisme généralisé
visent la prise en charge de trois sphères infinies
: la reproduction de l'homme, la gestion des sociétés
(information, conflits, décisions...), la reproduction
de la Terre (eau, air... jusqu'au vivant et aux climats).
Or, le capitalisme marche à la croissance, et nos
croissances - celles de nos économies et celles de
nos populations - ont commencé à mettre en
péril la planète.
" Confiant dans l'efficacité de ce capitalisme
généralisé, un puissant lobby - scientifique,
industriel et financier - affirme : laissez-nous faire,
vous aurez les richesses, le bien-être et le bonheur
en plus. Je dis, nous sommes quelques-uns à dire
: regardez l'histoire. Avec les richesses, ce système
produit les pauvretés ; avec le bien-être de
quelques-uns, le déracinement et la perte de sens
pour beaucoup d'autres. Reprenons la maîtrise de l'économie,
comme a su le faire, en son temps, la social-démocratie.
" Mais allons plus loin : remettons l'économie
à sa place, celle de servante des sociétés.
Refusons le totalitarisme de l'Argent comme celui du "
Progrès ". Elisons quelques finalités
et réorientons les immenses ressources disponibles
vers leur réalisation. Ménageons des espaces
de gratuité. Reconstruisons des espaces de service
public - du local au mondial - et des lieux de convivialité.
" Ne laissons pas la logique de l'argent détruire
paysages, ressources essentielles et richesses de vie. Ne
la laissons pas nous enfermer dans un monde de nouvelles
raretés. Retrouvons d'autres mobiles que le pouvoir
d'achat et la consommation. Redonnons d'autres dimensions
à nos vies.
" Respect du vivant, souci de la dignité humaine,
équité, solidarité, partage - tant
à l'égard des plus démunis de notre
monde qu'à l'égard des générations
à venir : attachons-nous à quelques valeurs
pour assumer d'une manière responsable ce moment
critique de l'histoire. "
Propos recueillis par Michel BOYER
|