PRESSE

"Entretien" avec Michel Boyer
"Remettons l'économie à sa place de servante des sociétés",
Le Monde du 6 septembre 1994, p. 2


Republié in Les Grands entretiens du Monde, t. 3,
Dossiers et documents du Monde
, juin 1996, p. 70-3
et Le Monde Editions, Paris, 1996, p. 171-80.


L'économie est en désarroi. La croissance repart, les marchés financiers dépriment. Pourquoi ce décalage qui paraît absurde ?
_ Cette situation s'est manifestée d'une manière presque caricaturale au printemps et au début de l'été : l'économie des Etats-Unis connaissait une croissance soutenue, mais la hausse des taux d'intérêt à long terme entraînait la morosité de la Bourse ; et le dollar baissait. Ces mouvements sont apparemment contradictoires. Ils peuvent d'ailleurs s'inverser brusquement : le dollar a connu une hausse importante de 1979 à fin 1984 et une forte chute ensuite.
" Pour mieux comprendre, il faut d'abord admettre qu'en économie, on est loin de la mécanique : quand on veut construire un pont, on évalue les charges qu'il aura à supporter, puis on multiplie par un fort coefficient et, si le socle est solide et la construction correcte, le pont tient. En économie, on est plus près de la médecine: une substance (une mesure de politique économique) peut avoir des effets différents selon la dose, être bénéfique dans un domaine et dangereuse dans un autre ; et il y a aussi des interactions entre le " physique " et le " psychique ".
" En outre, l'économie contemporaine ne peut plus se comprendre comme un simple ensemble d'économies nationales ; ce n'est pas non plus une réalité entièrement mondialisée. C'est un système complexe, national et mondial, tissé en plusieurs trames (internationales, transnationales, plurinationales, continentales) et hiérarchisé.
" Dans ce système, l'économie américaine a une double nature : c'est à la fois une puissante économie nationale et le pôle prédominant des dimensions internationales, transnationales et mondiales. Or, comme économie nationale, elle souffre de profonds déséquilibres : insuffisance de l'épargne, déficits publics, triple endettement (des ménages, des entreprises, des administrations), déficit courant extérieur, endettement extérieur... Déséquilibres que les marchés sanctionneraient rapidement pour tout autre pays capitaliste et que le FMI obligerait de combattre drastiquement dans un pays du Sud ou de l'Est.
_ Mais ces déséquilibres n'empêchent pas la croissance, le dynamisme économique des Etats-Unis...
_ On peut même dire qu'ils y contribuent. En même temps, ils contribuent à la prospérité d'autres pays, car les importations des Etats-Unis sont, pour beaucoup, des exportations d'Asie. Le déficit commercial américain est, en grande partie, l'excédent commercial japonais. Et finalement, ils contribuent au fonctionnement de l'économie mondiale, puisque le déficit extérieur des Etats-Unis l'alimente en liquidités internationales.
" Ainsi, paradoxalement, ces déséquilibres, porteurs de périls, ont une utilité. Leur importance inquiète, mais on redouterait, si elle se réalisait, les effets de leur réduction. D'où les mouvements contradictoires, les basculements, les incertitudes et les foucades des marchés...
_... Et notamment des marchés financiers : la sphère financière mondiale ne constitue-t-elle pas, désormais, une force autonome déterminante pour les gouvernants et les économies des différents pays ?
_ D'une certaine manière, oui. Un ordre de grandeur en témoigne : le montant des transactions sur les marchés monétaires et financiers internationaux représente aujourd'hui environ cinquante fois la valeur des échanges commerciaux internationaux, contre deux fois il y a une soixantaine d'années. Les capitaux susceptibles de se déplacer avec une très grande mobilité en cas de grande spéculation ou de poussée de fièvre représentent des masses impressionnantes au regard des moyens d'intervention des banques centrales. Et le gouvernement américain lui-même est obligé, quand il définit sa politique économique, de tenir compte des réactions des marchés.
" Mais il faut bien voir que, dans cette " sphère financière " aussi, il y a imbrication, et donc interférence, du national et du mondial. On connaît le poids des multinationales, grandes firmes industrielles, banques, établissements financiers, groupes dominant la production des marchandises complexes du nouveau capitalisme généralisé ; eh bien, l'informatique et les télécommunications leur permettent, en temps réel, de se procurer - ou de placer - des ressources en tout point du globe. Mondialisation donc ; mais en même temps, les marchés sur lesquels ils interviennent sont nationaux.
" Ces opérateurs, très soucieux d'assurer aux ressources qu'ils gèrent les soins les plus sophistiqués, jouent sur une gamme de plus en plus diversifiée d'instruments financiers, et cela conduit à démultiplier d'une manière extraordinaire le nombre et le montant des transactions. Le gonflement de la sphère financière tient aussi à l'importance des déséquilibres dont nous parlions tout à l'heure, avec, d'un côté, des besoins de financement nationaux - et d'abord des Etats-Unis - et, de l'autre, des offres de financement nationales - au premier rang japonaises.
" Cette sphère financière est donc pleinement " nationale/mondiale ". Le problème est que, dans la période récente, les marchés nationaux ont été largement déréglementés ; et l'ensemble des opérations réalisées à l'échelle du monde n'est soumis ni à une autorité, ni à des règles mondiales. Là, nous sommes sur le fil du rasoir.

" On consacre à l'argent plus d'intelligence et de ressources qu'à secourir les hommes "

_ Que peut-on craindre ?
_ Comme en beaucoup de domaines, le pire est possible. Le dire n'implique pas qu'il se réalisera ; au contraire, la vertu d'une telle observation devrait être de susciter des efforts de prévention. Le krach boursier de 1987, les secousses monétaires de 1992 ont montré la faiblesse et, pour certaines, l'impuissance des autorités nationales quand s'enclenchent les spirales des paniques et des spéculations.
" Pour les marchés boursiers, il y a une certaine morale à ce qu'on puisse y perdre, puisqu'on y peut gagner. Après d'autres, une nouvelle génération de petits épargnants risque fort, dans les prochaines années, d'en faire à ses frais l'expérience. Le plus préoccupant me paraît être le "non-système monétaire international" - que Robert Triffin nommait aussi "scandale monétaire international ".
" Le dollar en est la clé de voûte ; aucune autre monnaie n'est prête à le remplacer ; or, l'importance des engagements extérieurs des Etats-Unis constitue une épée de Damoclès. Un scénario catastrophe ne peut être exclu : un choc initial (vive poussée inflationniste, crise grave de la société ou brutale vacance au niveau présidentiel), une vague de défiance à l'égard du dollar et des actifs en dollars, la chute brutale de cette monnaie, le chaos sur les marchés financiers, avec la possibilité de conséquences profondes et durables sur les échanges internationaux, les économies, l'emploi...
_ Peut-on alors parler d'une impuissance, d'une irresponsabilité des gouvernements ?
_ Certainement. L'inquiétude, d'ailleurs, perce dans des rapports de la Banque des règlements internationaux (BRI) ou dans certaines déclarations de responsables du FMI ou de la Réserve fédérale américaine. Mais toute notre époque n'est-elle pas placée sous le signe de l'impuissance et de l'irresponsabilité ? En témoigne, entre autres, la déclaration finale de la réunion du G7 à Naples, en juin 1994. Les sept plus puissants dirigeants du monde, tout comme des intellectuels pétitionnaires, " condamnent..., regrettent..., en appellent à... ".
" Déjà, et je crois que ce fut une première, à La Haye en 1989, des chefs d'Etat et de gouvernement avaient lancé un " appel " contre l'effet de serre. Et à Rio, en 1992, ce fut un feu d'artifice de bonnes intentions et de résolutions sans véritables engagements.
" Or, d'immenses problèmes submergent nos pays et notre monde : fragilité du système monétaire certes, mais aussi surpopulation, atteintes aux équilibres de la planète, risque de léguer aux générations futures une terre dégradée. La pauvreté, l'analphabétisme, les maladies progressent ; l'inégalité devient insupportable : le cinquième le plus riche de la population mondiale dispose de 80 % des ressources du monde ; le cinquième le plus pauvre, de 0,5 %. Plusieurs décennies vouées au développement ont débouché sur des désastres en Afrique, des blocages tragiques dans le monde arabo-musulman, de graves échecs en Amérique latine.
" Jamais l'humanité n'a disposé d'autant de moyens techniques et financiers. Jamais elle n'a été confrontée à de tels périls, qui sont autant de défis. Mais jamais l'impuissance des puissants n'a été aussi manifeste. Nos dirigeants font des discours ; ils arguent souvent de la montée des problèmes mondiaux pour justifier leur " non-agir " national ; mais il ne travaillent sérieusement ni à élaborer des stratégies (qu'il faudrait concevoir, du local au mondial, à multiples niveaux), ni à constituer les instances (probablement par grandes aires géopolitiques) susceptibles d'élaborer et de porter de telles stratégies.
" L'argent prime ; on consacre à son soin plus d'intelligence et de ressources qu'à secourir les hommes en difficulté dans le monde. Plus que jamais il devient dans nos sociétés le critère, le guide, la valeur suprême ; il fascine et aveugle.
" Le marché est présenté comme l'ultime panacée. Il est à l'évidence irremplaçable ; mais il ignore par essence les besoins non solvables ; on ne peut s'en remettre à lui pour la détermination de tous les revenus, ni pour celle de l'éventail des revenus ; et, vice redoutable dans une période où tout s'accélère, il néglige gravement le futur.
" Le couple qui a eu la plus grande efficacité historique est, chacun en convient, le couple " Etat/marché ", et, à mes yeux, pour les meilleures performances économiques et sociales, le couple " social-démocratie/marché ". Mais le socialisme est au creux de la vague. Les démocraties sont malades. L'humanisme se love dans l'humanitaire. Nous vivons dans un monde à irresponsabilité illimitée. A l'évidence, c'est un monde à hauts risques.
_ Votre pessimisme n'est-il pas excessif ? Que préconisez-vous face à un tel constat ? Une aggravation des crises peut-elle être salutaire, en obligeant à réagir?
_ Pessimiste... Je ne pense pas. N'est-ce pas une forme d'optimisme, aujourd'hui, que d'en appeler encore à l'humanité de l'Humanité et de plaider pour l'avenir du monde ? En fait, je suis surtout inquiet : cela m'ennuierait que la belle histoire de la Terre, du vivant et des hommes se termine mal parce qu'une ou deux générations n'auraient pas su prendre la mesure de leurs responsabilités, et les assumer.
" Mais je ne crois pas à la crise salutaire. Regardez les catastrophes humanitaires : pour l'essentiel, elles signalent qu'un milliard d'humains vivent à la limite de la survie ; mais une fois passée la réaction de compassion, engage-t-on une stratégie concertée pour faire reculer la misère du monde ?
" Regardez le chômage de masse, la marginalisation, l'exclusion : seuls quelques pays de culture sociale-démocrate essaient encore d'endiguer et de combattre ces fléaux. Mais entre riches et démunis est en train de se mettre en place, en silence, une sorte d'apartheid mondial. Regardez les risques écologiques.

"Le capitalisme d'aujourd'hui tend à dominer toutes les formes d'activité"

" Pour arrêter cette descente aux enfers, il faudrait que nos sociétés débattent de leurs devenirs possibles, des choix qui s'offrent et donc des priorités. Cela implique que nous réfléchissions au sens plus qu'aux moyens et que les valeurs _ autres que marchandes _ morales, éthiques, humaines, retrouvent une place première.
_ Que peut alors nous apprendre l'économie ? Que nous enseignent les économistes ?
_ C'est une question qui me taraude depuis quarante ans. Vous savez, beaucoup, parmi les économistes, le sont devenus avec l'ambition de lutter contre les grands maux de leur temps : au XIX siècle, la misère urbaine et la question ouvrière ; dans les années 30, la crise et le chômage ; après la guerre, l'injustice de nos sociétés et le sous-développement de ce qui était alors le tiers-monde.
" Aujourd'hui, la profession d'économiste semble avoir perdu cette foi que, parmi bien d'autres, ont incarnée, chacun à sa manière, Marshall, Keynes et Perroux. Il y a des économistes praticiens, dont le travail est nettement borné entre la modélisation à réaliser et les analyses à fournir. Il y a des économistes universitaires, subjugués aujourd'hui par la production de leurs confrères américains.
Quelques lignes de force ressortent : la puissante vague de mathématisation, l'éclatement entre les écoles, le foisonnement de la formalisation sans analyses ni données concrètes, le découpage sans cesse plus accentué en spécialités de plus en plus pointues. Le travail sur le réel recule, sauf dans certains champs de spécialisation.
" La pensée large, historique, sociale, celle qui s'enracine dans la grande tradition de l'économie politique, paraît étouffée, comme bannie de la discipline. Quant à prendre en charge, dans leur ensemble, les grands problèmes de notre temps, disons que l'ambition n'y est plus.
_ Mais vous, comme économiste, que diriez-vous ?
_ Il y aurait beaucoup de choses à dire, mais allons à l'essentiel. Pour la première fois de l'histoire, nos sociétés tendent à être soumises à l'économie ou, pour parler comme Polanyi, "encastrées dans le système économique". Elles deviennent dépendantes d'un nouveau capitalisme généralisé qui se déploie à l'échelle mondiale...
_ En quoi ce capitalisme est-il nouveau ?
_ Du capitalisme marchand et manufacturier était né le capitalisme industriel, avec ses marchandises matérielles et ses usines ; de ce capitalisme industriel, naît aujourd'hui un capitalisme qui tend à dominer, directement ou indirectement, toutes les formes d'activité : industrielles et agricoles bien sûr, mais aussi ce qu'on nomme le tertiaire, le monde de la connaissance, la science, la création... Ses nouvelles marchandises sont des produits complexes de recherche scientifique et technique, d'investissements matériels et immatériels, de productions et de compétences ; comme pour la production de l'eau, les greffes d'organes, la médecine génétique, le stockage et la diffusion des informations.
" A la limite, les promoteurs de ce capitalisme généralisé visent la prise en charge de trois sphères infinies : la reproduction de l'homme, la gestion des sociétés (information, conflits, décisions...), la reproduction de la Terre (eau, air... jusqu'au vivant et aux climats). Or, le capitalisme marche à la croissance, et nos croissances - celles de nos économies et celles de nos populations - ont commencé à mettre en péril la planète.
" Confiant dans l'efficacité de ce capitalisme généralisé, un puissant lobby - scientifique, industriel et financier - affirme : laissez-nous faire, vous aurez les richesses, le bien-être et le bonheur en plus. Je dis, nous sommes quelques-uns à dire : regardez l'histoire. Avec les richesses, ce système produit les pauvretés ; avec le bien-être de quelques-uns, le déracinement et la perte de sens pour beaucoup d'autres. Reprenons la maîtrise de l'économie, comme a su le faire, en son temps, la social-démocratie.
" Mais allons plus loin : remettons l'économie à sa place, celle de servante des sociétés. Refusons le totalitarisme de l'Argent comme celui du " Progrès ". Elisons quelques finalités et réorientons les immenses ressources disponibles vers leur réalisation. Ménageons des espaces de gratuité. Reconstruisons des espaces de service public - du local au mondial - et des lieux de convivialité.
" Ne laissons pas la logique de l'argent détruire paysages, ressources essentielles et richesses de vie. Ne la laissons pas nous enfermer dans un monde de nouvelles raretés. Retrouvons d'autres mobiles que le pouvoir d'achat et la consommation. Redonnons d'autres dimensions à nos vies.
" Respect du vivant, souci de la dignité humaine, équité, solidarité, partage - tant à l'égard des plus démunis de notre monde qu'à l'égard des générations à venir : attachons-nous à quelques valeurs pour assumer d'une manière responsable ce moment critique de l'histoire. "
Propos recueillis par Michel BOYER


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