PRESSE

Entretien avec Laurence Caramel:
"Les réponses apportées par le libéralisme et la mondialisation ne sont pas les bonnes",
Le Monde du 14 septembre 1999.


Michel Beaud, économiste, professeur émérite à l'université Paris-VII
« Les réponses proposées par le libéralisme et la mondialisation ne sont pas les bonnes »

La croissance de la population a cessé de faire peur, alors que la planète continue de se peupler à une vitesse sans précédent dans l'histoire de l'humanité. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
- Il y a une première explication qui consiste à admettre qu'après s'être fait très peur, il y a une vingtaine d'années, en annonçant une planète avec 25 ou 30 milliards d'individus, on est aujourd'hui revenu à des prévisions beaucoup plus rassurantes. Le chiffre de 6 milliards sera franchi au tournant du XXIe siècle, et les experts des Nations unies, même dans leur scénario le plus sombre, n'anticipent pas plus de 11 milliards d'individus en 2050. Ce n'est pas la grande explosion tant redoutée.
“ Mais il y a également le fait, je crois tout aussi important, que personne n'a encore vraiment pris conscience de l'augmentation spectaculaire qui vient de se produire au cours des dernières décennies, et des conséquences qu'elles auront sur l'ordre mondial. La population a triplé en soixante-dix ans, cela n'était jamais arrivé. Nous sommes entrés dans une période totalement exceptionnelle dans l'histoire de l'humanité, avec une accélération des changements. De nouveaux rapports de forces sont en train de se dessiner.
“ L'Europe représentait 25 % de la population mondiale au début du siècle, maintenant, elle n'en pèse plus que 12 % . Dans le même temps, le poids de l'Amérique du Nord et du Sud est passé de 9 % à 13 %, et celui de l'Asie de 58 % à 61 %. L'Asie a mis en place des politiques de modernisation, d'industrialisation, d'urbanisation; plusieurs pays ont d'importantes capacités techniques et scientifiques; certains disposent de l'arme nucléaire. Tôt ou tard, ces nouvelles puissances voudront peser de leur nouveau poids dans les grandes décisions internationales. Car le nombre ne peut être ignoré. Au siècle prochain, il faudra compter avec l'Inde, la Chine et leurs 2,2 milliards d'habitants au total. Cela implique de concevoir, dès aujourd'hui, un nouvel équilibre, à travers un nouveau système de gouvernement mondial.
- Cette nouvelle géographie de la population mondiale s'accompagne d'un développement sans précédent des inégalités. Cette situation est-elle tenable pour la stabilité mondiale ?
- Tout se passe, ici aussi, comme si personne n'avait pris conscience de l'ampleur et de la gravité de cette évolution. Jamais il n'y a eu une telle divergence dans les niveaux de développement entre les continents, et une telle dépendance des pauvres par rapport aux riches. Les 20 % de la population mondiale les plus riches disposent de 86 % des ressources, contre déjà 70 % il y a trente ans. Et les 20 % les plus pauvres de seulement 1 % ! Nous sommes arrivés à un degré d'inégalité qui n'a pas de sens.
“ Il y a, d'un côté, le monde occidental, dont la population ne progresse quasiment plus, mais qui cherche toujours à s'inventer de nouveaux besoins, de nouveaux modes de consommation pour répondre à ses problèmes de chômage, et, de l'autre, les quatre cinquièmes de l'humanité qui s'accrochent désespérément au rêve qu'ils pourront un jour rattraper les plus riches et consommer comme eux. Autrement dit, ce qui a été créé comme besoin pour un petit milliard d'individus riches sur la planète est ressenti comme le même besoin par les cinq autres milliards, même ceux qui vivent avec un dollar par jour. Cette situation est dangereuse, politiquement et socialement.
- L'idée d'un possible rattrapage des niveaux de développement vous paraît donc illusoire ?
- Je dis simplement qu'il est illusoire de penser que le marché, à lui seul, pourra réunir tout le monde, que cela n'a pas de sens de promettre aux plus pauvres qu'ils s'en tireront par de bonnes politiques économiques. Arrivée à un certain stade, la pauvreté pèse sur tout, l'éducation, la santé, l'information... alors, pour peu qu'elle se conjugue, comme en Afrique, avec une croissance démographique encore souvent supérieure à la croissance économique, on voit que les réponses proposées par le libéralisme et la mondialisation ne sont pas les bonnes.
“ Le discours sur la "mondialisation heureuse" me semble, de ce point de vue, extrêmement dangereux. La mondialisation est quelque chose de dur. Pour nous, les riches, qui allons être confrontés pendant des décennies à des milliards de travailleurs, notamment asiatiques, prêts à produire dix à douze heures par jour à des salaires relativement bas. Et bien plus encore pour les pauvres vivant des miettes du festin des voisins, ballottés au gré des fluctuations des marchés, de l'afflux ou du retrait des investissements étrangers. Le rattrapage ne sera possible que pour les pays ayant un Etat, une société cohérente et une stratégie. » Qu'adviendra-t-il des autres ? Tout dépendra du choix que nous ferons.
“ Il va falloir choisir. Mais je crois que si nous acceptons le maintien de ces inégalités, nous deviendrons de nouveaux barbares, et il faudra admettre alors que nous aurons choisi de condamner 1,5 milliard de personnes... Je n'ai pas de solution sur ce qu'il conviendrait de faire, mais peut-être est-il possible de commencer par respecter les engagements qui avaient été pris, et qui n'ont jamais été tenus, à savoir que les pays riches consacrent au moins 0,7 % de leur richesse annuelle à aider les pays les plus démunis.
“ Une stratégie de réinsertion dans la communauté économique mondiale de tous les pays marginalisés doit être imaginée. Mais cela suppose, au préalable, que nos démocraties aient retrouvé un objectif, au-delà de la simple quête de la croissance, qui tienne compte des grands problèmes mondiaux. “

PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENCE CARAMEL


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