La croissance de la population a cessé
de faire peur, alors que la planète continue de se
peupler à une vitesse sans précédent
dans l'histoire de l'humanité. Comment expliquez-vous
ce paradoxe ?
- Il y a une première explication qui consiste à
admettre qu'après s'être fait très peur,
il y a une vingtaine d'années, en annonçant
une planète avec 25 ou 30 milliards d'individus,
on est aujourd'hui revenu à des prévisions
beaucoup plus rassurantes. Le chiffre de 6 milliards sera
franchi au tournant du XXIe siècle, et les experts
des Nations unies, même dans leur scénario
le plus sombre, n'anticipent pas plus de 11 milliards d'individus
en 2050. Ce n'est pas la grande explosion tant redoutée.
“ Mais il y a également le fait, je crois tout
aussi important, que personne n'a encore vraiment pris conscience
de l'augmentation spectaculaire qui vient de se produire
au cours des dernières décennies, et des conséquences
qu'elles auront sur l'ordre mondial. La population a triplé
en soixante-dix ans, cela n'était jamais arrivé.
Nous sommes entrés dans une période totalement
exceptionnelle dans l'histoire de l'humanité, avec
une accélération des changements. De nouveaux
rapports de forces sont en train de se dessiner.
“ L'Europe représentait 25 % de la population
mondiale au début du siècle, maintenant, elle
n'en pèse plus que 12 % . Dans le même temps,
le poids de l'Amérique du Nord et du Sud est passé
de 9 % à 13 %, et celui de l'Asie de 58 % à
61 %. L'Asie a mis en place des politiques de modernisation,
d'industrialisation, d'urbanisation; plusieurs pays ont
d'importantes capacités techniques et scientifiques;
certains disposent de l'arme nucléaire. Tôt
ou tard, ces nouvelles puissances voudront peser de leur
nouveau poids dans les grandes décisions internationales.
Car le nombre ne peut être ignoré. Au siècle
prochain, il faudra compter avec l'Inde, la Chine et leurs
2,2 milliards d'habitants au total. Cela implique de concevoir,
dès aujourd'hui, un nouvel équilibre, à
travers un nouveau système de gouvernement mondial.
- Cette nouvelle géographie de la population
mondiale s'accompagne d'un développement sans précédent
des inégalités. Cette situation est-elle tenable
pour la stabilité mondiale ?
- Tout se passe, ici aussi, comme si personne n'avait pris
conscience de l'ampleur et de la gravité de cette
évolution. Jamais il n'y a eu une telle divergence
dans les niveaux de développement entre les continents,
et une telle dépendance des pauvres par rapport aux
riches. Les 20 % de la population mondiale les plus riches
disposent de 86 % des ressources, contre déjà
70 % il y a trente ans. Et les 20 % les plus pauvres de
seulement 1 % ! Nous sommes arrivés à un degré
d'inégalité qui n'a pas de sens.
“ Il y a, d'un côté, le monde occidental,
dont la population ne progresse quasiment plus, mais qui
cherche toujours à s'inventer de nouveaux besoins,
de nouveaux modes de consommation pour répondre à
ses problèmes de chômage, et, de l'autre, les
quatre cinquièmes de l'humanité qui s'accrochent
désespérément au rêve qu'ils
pourront un jour rattraper les plus riches et consommer
comme eux. Autrement dit, ce qui a été créé
comme besoin pour un petit milliard d'individus riches sur
la planète est ressenti comme le même besoin
par les cinq autres milliards, même ceux qui vivent
avec un dollar par jour. Cette situation est dangereuse,
politiquement et socialement.
- L'idée d'un possible rattrapage des
niveaux de développement vous paraît donc illusoire
?
- Je dis simplement qu'il est illusoire de penser que le
marché, à lui seul, pourra réunir tout
le monde, que cela n'a pas de sens de promettre aux plus
pauvres qu'ils s'en tireront par de bonnes politiques économiques.
Arrivée à un certain stade, la pauvreté
pèse sur tout, l'éducation, la santé,
l'information... alors, pour peu qu'elle se conjugue, comme
en Afrique, avec une croissance démographique encore
souvent supérieure à la croissance économique,
on voit que les réponses proposées par le
libéralisme et la mondialisation ne sont pas les
bonnes.
“ Le discours sur la "mondialisation heureuse"
me semble, de ce point de vue, extrêmement dangereux.
La mondialisation est quelque chose de dur. Pour nous, les
riches, qui allons être confrontés pendant
des décennies à des milliards de travailleurs,
notamment asiatiques, prêts à produire dix
à douze heures par jour à des salaires relativement
bas. Et bien plus encore pour les pauvres vivant des miettes
du festin des voisins, ballottés au gré des
fluctuations des marchés, de l'afflux ou du retrait
des investissements étrangers. Le rattrapage ne sera
possible que pour les pays ayant un Etat, une société
cohérente et une stratégie. » Qu'adviendra-t-il
des autres ? Tout dépendra du choix que nous ferons.
“ Il va falloir choisir. Mais je crois que si nous
acceptons le maintien de ces inégalités, nous
deviendrons de nouveaux barbares, et il faudra admettre
alors que nous aurons choisi de condamner 1,5 milliard de
personnes... Je n'ai pas de solution sur ce qu'il conviendrait
de faire, mais peut-être est-il possible de commencer
par respecter les engagements qui avaient été
pris, et qui n'ont jamais été tenus, à
savoir que les pays riches consacrent au moins 0,7 % de
leur richesse annuelle à aider les pays les plus
démunis.
“ Une stratégie de réinsertion dans
la communauté économique mondiale de tous
les pays marginalisés doit être imaginée.
Mais cela suppose, au préalable, que nos démocraties
aient retrouvé un objectif, au-delà de la
simple quête de la croissance, qui tienne compte des
grands problèmes mondiaux. “
PROPOS RECUEILLIS PAR LAURENCE CARAMEL
|