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Gilles DOSTALER, 1946 - 2011

Gilles DOSTALER, 1946 - 2011
Le samedi 26 février 2011, un collègue québécois m'adresse ce courriel, bientôt confirmé par un appel téléphonique de Marielle Cauchy.
Mon collège et ami Gilles Dostaler est décédé dans la nuit de vendredi à samedi, après avoir été transporté d’urgence à l’hôpital pour la troisième fois depuis Noël. Après avoir connu une rémission l’an dernier, son cancer du poumon se généralisa et finit par l’emporter. Pugnace et montrant une résilience exemplaire, Gilles travaillait encore à un texte mercredi dernier. Ceux et celles qui l’ont connu savent que nous venons de perdre un intellectuel de grande valeur et un chercheur de tout premier plan.

Immense tristesse doublée d'un violent sentiment d'absurde : il incarnait une telle qualité humaine, il était riche d'un si large savoir, d'une immense culture, d'une rare qualité de pensée et d'une telle gentillesse, d'un si grand plaisir de vivre. Il a été, dans ces deux décennies du tournant du siècle, mon ami le plus proche et le plus cher.

À la demande d'Alternatives économiques, j'écris ce texte:


Gilles Dostaler, étudiant et professeur


C’était dans les années 1970 à Vincennes, au Département d’économie politique, dans l’unique bureau affecté à la vingtaine d’enseignants qui y travaillaient. Un grand jeune homme, très gentil, très poli se présenta à moi. Il venait du Québec. Il voulait faire une thèse sur l’impérialisme. J’objectais que ce n’était pas un sujet pour une thèse : bien trop large. Il parut désappointé. Cela se passait dans un incessant brouhaha d’allées et venues, d’étudiants qui cherchaient un enseignant et des collègues qui venaient me saluer, mais qui avaient justement quelque chose à me demander... Il se leva, me remercia et partit. Je pense avoir eu l’impression qu’il ne reviendrait pas.
Il revint plusieurs fois, toujours avec des sujets qui découlaient du précédent et que toujours je trouvais trop amples. Il revint avec une nouvelle proposition: le problème de la transformation de la valeur en prix de production chez Marx. Un sujet que je connaissais mal et auquel j’étais allergique. Je le lui dis. Il m’écouta avec attention et maintint sa demande. Je lui nommais deux ou trois enseignants de la place de Paris qui pouvaient le diriger sur ce sujet. Il sourit avec une parfaite sérénité : il les avait déjà rencontrés, ils étaient prêts à suivre ses travaux, mais c’était avec moi qu’il voulait faire sa thèse. Sa résolution me parut entière. J’acceptai à condition qu’il travaille avec les meilleurs connaisseurs du sujet.
Il fit une thèse excellente, acceptée avec la meilleure mention et toutes les félicitations souhaitées. Un éditeur approché par lui trouva que c’était un travail beaucoup trop important : il en fit deux livres. Je n’ai jamais su pourquoi il avait voulu faire sa thèse avec moi. Je ne le lui ai jamais demandé.
C’était dans les années 1980 à Montréal, dans une brasserie de Saint-Denis, où les enseignants du Département d’économie aimaient se retrouver en fin d’après-midi, après les cours, parfois avant d’aller dîner ensemble au restaurant. Bières, vins blancs et alcools se côtoyaient et souvent se succédaient dans une ambiance de Montparnasse au début du siècle. Gilles Dostaler était devenu professeur ; il avait milité pour l’indépendance du Québec ; avec ses collègues il pourchassait encore tous les anglicismes ; il avait milité et exercé des responsabilités comme syndicaliste à l’UQAM - Université du Québec à Montréal, créée comme Vincennes après 1968 et qui fonctionnait aussi en petites unités d’enseignement. En tant que syndicaliste, il avait négocié - avec la direction de l’Université et avec les représentants des étudiants - une charte : un impressionnant document qui réglait presque tous les moments de la vie universitaire, qui était respecté et permettait d’éviter que des situations litigieuses dégénèrent.
Il m’avait fait inviter à l’UQAM pour donner un cours sur la politique économique du gouvernement de gauche en France. C’est là que j’ai découvert la notation de l’enseignant par ses étudiants : une remarquable procédure que je n’ai pas réussi à faire accepter à Vincennes, ni par les enseignants, qui y voyaient un instrument de flicage, ni par les étudiants qui y voyaient un piège. Avec l’Association d’économie politique, dont il avait été un cofondateur, Gilles Dostaler organisait chaque année un colloque sur un auteur contemporain. De mon côté, j’avais créé à Vincennes un troisième cours d’HPE - Histoire de la pensée économique, sur ses développements depuis Keynes. Entre un vin blanc et une bière, nous décidâmes de travailler ensemble sur ce domaine. Invitations réciproques pour des enseignements, des séminaires ou des colloques : c’est de là qu’est né notre projet de livre.
J’avais plus de métier et de publications. Lui avait une bien meilleure connaissance des pensées et des théories économiques contemporaines. Nous ne l’avons jamais explicité, mais c’est, je crois sur ces bases que nous avons décidé de nous partager le travail de préparation et de rédaction du livre, à égalité, chacun prenant en charge lea moitié des chapîtres de l’historique et la moitié des auteurs du dictionnaire. La liste des auteurs et le plan de l’historique ont été établis ensemble et les contenus des chapîtres discutés. Le style devait être sobre. Chaque texte était envoyé à l’autre qui le renvoyait annoté et avec des propositions de corrections - l’auteur du texte en établissant la version définitive. Il n’y eut ni retard, ni tension, ni le moindre accrochage. Edmond Blanc, directeur de collection au Seuil, avec qui j’avais déjà publié quatre livres et qui avait d’emblée accepté notre projet, nous a dit après avoir lu le texte : “J’ai joué au petit jeu d‘essayer de deviner qui avait écrit quoi. Sans succès”. De mon point de vue, ce fut une collaboration quasi-parfaite. Au cours de ces années, j’ai pu apprécier beaucoup des qualités de Gilles : rigueur, précision, ampleur des connaissances, un mélange d’exigence et de souplesse, de solidité et de modestie, et une double capacité de concentration et de vision d’ensemble.
Ensuite, avec ses travaux sur les libéralismes, Hayek, Keynes et tant d’autres auteurs, il s’est imposé comme le plus important auteur francophone en la matière, avec à mes yeux cette immense qualité : de ne jamais rester enfermé dans les limites de l’économie. Il m’est arrivé de regretter de ne pouvoir comme étudiant aller l’écouter.
Nous nous sommes souvent revus, avec Marielle et Calliope. J’aimais l’écouter raconter, que ce soit Keynes ou les forêts du Nord, Mozart ou les strictes réglementations canadiennes en matière de chasse ou de pêche : un jour de chasse, il se trouva dans une allée face à face avec un superbe cerf qui le regardait ; posément il épaula, visa, mais ne pressa pas la gâchette... Ce fut plus fort que lui, et il vit le cerf rentrer dans le couvert et s’éloigner.
Quand il venait en France, il aimait passer par La Rochelle, d’où son ancêtre était parti… Puis, avec Marielle, ils passaient nous voir en Bas-Poitou. Ils marchaient, lisaient. Il devisait, racontait. C’était un remarquable conteur. En septembre 2010, encore...
C’est après une longue lutte et de rudes épreuves, où il a encore fait preuve de ténacité, de courage et de volonté, qu’il est parti.
*

Je continue de ressentir profondément son absence. Trop faible manière de l'exprimer, le lui ai dédié mon dernier livre, Face au pire des mondes, Seuil, 2011.

À la mémoire de Gilles Dostaler (1946-2011)
un ancien étudiant devenu un collègue et un ami
Ensemble nous avons écrit et publié au Seuil en 1993
La Pensée économique depuis Keynes


MB 9 III 2011


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