Le
samedi 26 février 2011, un collègue québécois
m'adresse ce courriel, bientôt confirmé par un
appel téléphonique de Marielle Cauchy.
Mon collège et ami Gilles Dostaler est décédé
dans la nuit de vendredi à samedi, après avoir
été transporté d’urgence à
l’hôpital pour la troisième fois depuis
Noël. Après avoir connu une rémission l’an
dernier, son cancer du poumon se généralisa
et finit par l’emporter. Pugnace et montrant une résilience
exemplaire, Gilles travaillait encore à un texte mercredi
dernier. Ceux et celles qui l’ont connu savent que nous
venons de perdre un intellectuel de grande valeur et un chercheur
de tout premier plan.
Immense tristesse doublée
d'un violent sentiment d'absurde : il incarnait une telle
qualité humaine, il était riche d'un si large
savoir, d'une immense culture, d'une rare qualité
de pensée et d'une telle gentillesse, d'un si grand
plaisir de vivre. Il a été, dans ces deux
décennies du tournant du siècle, mon ami le
plus proche et le plus cher.
À la demande d'Alternatives
économiques, j'écris ce texte:
Gilles Dostaler, étudiant et professeur
C’était dans les années 1970 à
Vincennes, au Département d’économie
politique, dans l’unique bureau affecté à
la vingtaine d’enseignants qui y travaillaient. Un
grand jeune homme, très gentil, très poli
se présenta à moi. Il venait du Québec.
Il voulait faire une thèse sur l’impérialisme.
J’objectais que ce n’était pas un sujet
pour une thèse : bien trop large. Il parut désappointé.
Cela se passait dans un incessant brouhaha d’allées
et venues, d’étudiants qui cherchaient un enseignant
et des collègues qui venaient me saluer, mais qui
avaient justement quelque chose à me demander...
Il se leva, me remercia et partit. Je pense avoir eu l’impression
qu’il ne reviendrait pas.
Il revint plusieurs fois, toujours avec des sujets qui découlaient
du précédent et que toujours je trouvais trop
amples. Il revint avec une nouvelle proposition: le problème
de la transformation de la valeur en prix de production
chez Marx. Un sujet que je connaissais mal et auquel j’étais
allergique. Je le lui dis. Il m’écouta avec
attention et maintint sa demande. Je lui nommais deux ou
trois enseignants de la place de Paris qui pouvaient le
diriger sur ce sujet. Il sourit avec une parfaite sérénité
: il les avait déjà rencontrés, ils
étaient prêts à suivre ses travaux,
mais c’était avec moi qu’il voulait faire
sa thèse. Sa résolution me parut entière.
J’acceptai à condition qu’il travaille
avec les meilleurs connaisseurs du sujet.
Il fit une thèse excellente, acceptée avec
la meilleure mention et toutes les félicitations
souhaitées. Un éditeur approché par
lui trouva que c’était un travail beaucoup
trop important : il en fit deux livres. Je n’ai jamais
su pourquoi il avait voulu faire sa thèse avec moi.
Je ne le lui ai jamais demandé.
C’était dans les années 1980 à
Montréal, dans une brasserie de Saint-Denis, où
les enseignants du Département d’économie
aimaient se retrouver en fin d’après-midi,
après les cours, parfois avant d’aller dîner
ensemble au restaurant. Bières, vins blancs et alcools
se côtoyaient et souvent se succédaient dans
une ambiance de Montparnasse au début du siècle.
Gilles Dostaler était devenu professeur ; il avait
milité pour l’indépendance du Québec
; avec ses collègues il pourchassait encore tous
les anglicismes ; il avait milité et exercé
des responsabilités comme syndicaliste à l’UQAM
- Université du Québec à Montréal,
créée comme Vincennes après 1968 et
qui fonctionnait aussi en petites unités d’enseignement.
En tant que syndicaliste, il avait négocié
- avec la direction de l’Université et avec
les représentants des étudiants - une charte
: un impressionnant document qui réglait presque
tous les moments de la vie universitaire, qui était
respecté et permettait d’éviter que
des situations litigieuses dégénèrent.
Il m’avait fait inviter à l’UQAM pour
donner un cours sur la politique économique du gouvernement
de gauche en France. C’est là que j’ai
découvert la notation de l’enseignant par ses
étudiants : une remarquable procédure que
je n’ai pas réussi à faire accepter
à Vincennes, ni par les enseignants, qui y voyaient
un instrument de flicage, ni par les étudiants qui
y voyaient un piège. Avec l’Association d’économie
politique, dont il avait été un cofondateur,
Gilles Dostaler organisait chaque année un colloque
sur un auteur contemporain. De mon côté, j’avais
créé à Vincennes un troisième
cours d’HPE - Histoire de la pensée économique,
sur ses développements depuis Keynes. Entre un vin
blanc et une bière, nous décidâmes de
travailler ensemble sur ce domaine. Invitations réciproques
pour des enseignements, des séminaires ou des colloques
: c’est de là qu’est né notre
projet de livre.
J’avais plus de métier et de publications.
Lui avait une bien meilleure connaissance des pensées
et des théories économiques contemporaines.
Nous ne l’avons jamais explicité, mais c’est,
je crois sur ces bases que nous avons décidé
de nous partager le travail de préparation et de
rédaction du livre, à égalité,
chacun prenant en charge lea moitié des chapîtres
de l’historique et la moitié des auteurs du
dictionnaire. La liste des auteurs et le plan de l’historique
ont été établis ensemble et les contenus
des chapîtres discutés. Le style devait être
sobre. Chaque texte était envoyé à
l’autre qui le renvoyait annoté et avec des
propositions de corrections - l’auteur du texte en
établissant la version définitive. Il n’y
eut ni retard, ni tension, ni le moindre accrochage. Edmond
Blanc, directeur de collection au Seuil, avec qui j’avais
déjà publié quatre livres et qui avait
d’emblée accepté notre projet, nous
a dit après avoir lu le texte : “J’ai
joué au petit jeu d‘essayer de deviner qui
avait écrit quoi. Sans succès”. De mon
point de vue, ce fut une collaboration quasi-parfaite. Au
cours de ces années, j’ai pu apprécier
beaucoup des qualités de Gilles : rigueur, précision,
ampleur des connaissances, un mélange d’exigence
et de souplesse, de solidité et de modestie, et une
double capacité de concentration et de vision d’ensemble.
Ensuite, avec ses travaux sur les libéralismes, Hayek,
Keynes et tant d’autres auteurs, il s’est imposé
comme le plus important auteur francophone en la matière,
avec à mes yeux cette immense qualité : de
ne jamais rester enfermé dans les limites de l’économie.
Il m’est arrivé de regretter de ne pouvoir
comme étudiant aller l’écouter.
Nous nous sommes souvent revus, avec Marielle et Calliope.
J’aimais l’écouter raconter, que ce soit
Keynes ou les forêts du Nord, Mozart ou les strictes
réglementations canadiennes en matière de
chasse ou de pêche : un jour de chasse, il se trouva
dans une allée face à face avec un superbe
cerf qui le regardait ; posément il épaula,
visa, mais ne pressa pas la gâchette... Ce fut plus
fort que lui, et il vit le cerf rentrer dans le couvert
et s’éloigner.
Quand il venait en France, il aimait passer par La Rochelle,
d’où son ancêtre était parti…
Puis, avec Marielle, ils passaient nous voir en Bas-Poitou.
Ils marchaient, lisaient. Il devisait, racontait. C’était
un remarquable conteur. En septembre 2010, encore...
C’est après une longue lutte et de rudes épreuves,
où il a encore fait preuve de ténacité,
de courage et de volonté, qu’il est parti.
*
Je continue de ressentir profondément
son absence. Trop faible manière de l'exprimer, le
lui ai dédié mon dernier livre, Face au pire
des mondes, Seuil, 2011.
À la mémoire de Gilles
Dostaler (1946-2011)
un ancien étudiant devenu un collègue et un
ami
Ensemble nous avons écrit et publié au Seuil
en 1993
La Pensée économique depuis Keynes
MB 9 III 2011